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11.6.12

le voyage autour du monde




Tu m’emmerdes ! Il sort. Il claque la porte. Elle reste là. Le dîner refroidit. Elle n’a pas faim. Juste mal au ventre et à la tête. Il fait froid dans la maison. Elle s’allonge sur le canapé et s’enroule dans une couverture.

Il est allé dans la grange. Elle attend le bruit de la scie. Cette maudite scie qui coupe leur vie en deux. Elle pleure doucement. Elle sait qu’il ne reviendra pas sur sa décision. Il est comme possédé par ce projet. Il en rêve la nuit. Il débite à haute voix des côtes et des références de bois. Il lui fait peur. Il lui a dit : si tu m’empêches de construire ce bateau, c’est fini entre nous ! Je commence la coque, tu sais ce que ça représente pour nous ? Et tous nos projets ? Toutes ces années de privation, tout ça : on oublie ? Ce sera sans moi. Tu te démerderas toute seule. J’ai 40 ans, Léo. Ne me demande pas de renoncer. J’ai 50 ans Claire. C’est le rêve de toute notre vie et toi, tu viens tout foutre en l’air avec ton caprice ? Tu crois quoi ? Que ça va m’attendrir ?

Le jour d’après et tous les jours suivant, il n’est plus rentré dans la grande maison. Le jour d’après et tous les jours suivant, elle n’est plus rentrée dans la grange. Il continuait son chantier. Elle continuait le sien. Ils ne se parlaient pas. Elle est restée dans la maison durant tout l’hiver, sortant à peine. Personne ne les connaissait dans la région. Ils avaient acheté cette maison pour la dépendance : une grange immense avec une hauteur sous charpente de plusieurs mètres. Il travaillait comme un forçat durant le jour et dormait à peine la nuit. Elle l’entendait taper, clouer, fendre, poncer. Puis elle ne l’entendit plus.

C’est le printemps. Il doit peindre à présent. Elle sort dans le jardin et se met au soleil dès qu’il fait bon. Elle va mieux. Elle le sent. Lui vernit le pont et prépare l’intérieur. Il est dans les temps. Il faut qu’il prenne la mer à la fin de l’été. Après ce sera trop tard et il faudra encore attendre. Avec Claire à côté, il préfère partir vite. Ne pas la voir. Ne plus la voir.

Quelques semaines plus tard, il faut sortir le bateau de la grange. Il a loué un semi-remorque pour la journée. Il a tout prévu. Mais quand il ouvre les portes monumentales, il repère tout de suite le problème. Claire a un haut-le-coeur. Une douleur intense vient de la courber vers le sol. Elle comprend tout de suite que ce n’est pas normal. Devant lui, comme une évidence : le ventre rebondi du bateau, à quelques centimètres prés ne passera jamais par l’ouverture de la grange. Il va falloir démolir toute la façade du gros bâtiment médiéval. 

Elle ne peut plus bouger, terrassée par la douleur. Recroquevillée sur le sol, elle a peur.

Posté dans l’entrée du bâtiment, Léo est consterné. Devant l’étendue de la tache, il doit demander de l’aide. Son téléphone portable est déchargé. Il doit aller dans la grande maison pour prendre le fixe. Il enrage d’être obligé de la voir. Elle sait qu’elle doit appeler Léo. Elle ne pourra pas s’en sortir toute seule. Elle sent les vagues de douleur la submerger. Elle veut crier, mais aucun son ne sort de sa bouche. Léo ne s’est pas résigné à chercher quelques bras supplémentaires. Il veut en finir aujourd’hui. Elle sent qu’elle se déchire. Ce n’est pas la date. Ce n’est pas maintenant. Elle n’est pas prête. Un bassin trop étroit, il ne passera jamais. Il tente d’élargir l’ouverture en s’attaquant au châssis de la porte. A coup de hache, il dégage le bois à moitié pourri. Les pierres dégringolent sur les côtés. Il est comme fou. Elle sent son corps défaillir. Le sang chaud sort d’elle et se répand en nappe épaisse. Doucement, il forme une flaque sombre sous la robe claire. Léo a dégagé une bonne partie de la porte. Dans la fureur de ses gestes, il n’a pas vu la large fissure qui s’est formée en zigzaguant jusqu’au toit. Claire s’est évanouie. Elle entend mais très loin, les coups qui pleuvent sur la vieille bâtisse. Son ventre ne bouge plus. Elle sombre. Léo a jeté sa hache. Il hurle. C’est un cri de dément. Le bâtiment tangue. Une partie du mur de la façade s’écroule. Puis c’est toute la grange qui s’effondre dans un fracas d’enfer. Il court vers la maison. Il a peur pour elle maintenant. Peur que le logis appuyé sur la grange depuis si longtemps, ne s’écroule à son tour. Quand il ouvre la porte, il voit la robe rouge. Il voit le ventre rond immobile. Il voit les yeux clos et la bouche béante. Il lui prend le poignet cherchant un signe, épouvanté. Pas le moindre.

Léo vit toujours dans la maison. Il n’est jamais parti. À côté, la grange est restée comme en ce jour maudit. Au milieu des gravats et des bouts de charpentes, se dresse fièrement le mat de son voilier.
































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