Pages

6.6.12

Nadia






Il était presque minuit quand elle est venue se poster à la fenêtre. Tout doucement, elle avait relevé le petit rideau de dentelle. Sur la place en face de la maison, la voiture était là.



Trois jours qu’elle était là. 

La journée, elle disparaissait et le soir, elle revenait se garer, toujours au même endroit, sur la place juste en face de sa maison. C’est quand même un peu inquiétant, elle avait pensé en réajustant le rideau. Maintenant elle n’avait plus sommeil. Elle s’était servi un grand verre de lait chaud qu’elle avait bu avec gourmandise. Puis elle était retournée à sa fenêtre. La voiture n’avait pas bougé. " Que je suis sotte, on est en plein milieu de la nuit. Personne ne prend sa voiture en plein milieu de la nuit " avait-elle marmonné en haussant les épaules. Elle était partie se recoucher. Elle avait escaladé son grand lit et s'était couverte en frissonnant. En regardant la photo de son défunt mari sur le mur, elle avait murmuré en souriant  "si tu étais encore là, Henri, tu m’aurais dit que j’exagère avec mon imagination débordante. " Puis elle avait éteint la lumière.


Léonie avait toujours vécu dans ce village gardois. C’était un gros bourg paisible avec une place centrale et des platanes centenaires, des petits commerces et des ruelles animées, une grosse mairie au bout d'un boulevard. Avec des joueurs de pétanque, qui se traitaient de tous les noms, à la sauce méridionale et des enfants qui tournaient à vélo sur la place. Depuis peu il y avait même des nouveaux arrivants. Plusieurs terrains communaux avaient été vendus et quelques villas neuves occupaient un lotissement à la sortie du village. Des ronds-points, largement fleuris avaient poussés un peu partout, l’équipe de rugby locale gagnaient enfin et les terrasses des cafés étaient pleines de nouvelles têtes. On avait même relancé la journée médiévale, oubliée depuis vingt ans faute de bénévoles au comité des fêtes. Les anciens ne voyaient pas cela d’un bon œil, tous ces étrangers. Mais les commerçants étaient ravis et on avait même ouvert une classe supplémentaire à l’école maternelle. " Un village qui résonne de cris d’enfants, c’est un village qui vit " : Monsieur le maire en avait fait un slogan et les papys ronchons, une raison. Reste que c’était un village qui avait voté Front national  à 65 % aux dernières élections et que les jeunes des alentours ne se risquaient plus à traîner dans les rues au-delà de vingt-deux heures, arrêté municipal oblige. 

Un joli petit village du sud de la France, où il faisait bon vivre. Si on n’avait pas le cheveu crépu, la lèvre lippue ou la mobylette pétaradante.

Léonie était bien loin de ce genre de considération. Depuis la mort de son mari, dix ans plus tôt, elle avait une vie toute simple. Le matin, elle faisait son ménage, ses courses et puis les mots croisés du Midi-Libre. À midi elle déjeunait léger, regardait Les feux de l’amour à la télévision, se reposait une petite heure puis descendait au jardin. Son potager était en bas du village, le long de la rivière. Elle avait bien du travail, son terrain faisait plus de six cents mètres carrés. 

Elle faisait encore tout à l’ancienne : l’arrosage à l’arrosoir à bras, l’engrais au fumier de cheval et le désherbage à la main. On lui proposait bien du désherbant chimique en boîte ou de lui brancher un système d’arrosage automatique, mais elle ne voulait pas de ces cochonneries comme elle disait. Elle continuait comme autrefois et elle était fière d’avoir les meilleurs légumes du canton. Quand elle avait fini son jardin, elle remontait et passait quelquefois par le cimetière pour saluer ses morts. Ils n’avaient pas eu d’enfant avec Henri. Elle était seule dans la grande bâtisse que lui avaient légué ses parents. C’était une grande maison bourgeoise avec à l’étage, cinq chambres et deux salles de bain, au rez-de-chaussée, une grande cuisine où elle vivait la plupart du temps, un salon suivit d’une salle à manger immense et sombre qu’elle n’aimait pas. Il y avait aussi, derrière, une grande terrasse couverte très agréable où elle faisait ses mots croisés. Un autre jardin en friche descendait jusqu’à un grand bassin d’eau stagnante prés d’une cabane en bois qui servait d’atelier du vivant de son mari. 

Une maison bien trop grande et deux jardins qui lui étaient impossibles à entretenir toute seule. Mais pour rien au monde elle ne partirait de cet endroit. Elle était trop indépendante pour aller en maison de vieux. Le maire lui envoyait régulièrement des personnes intéressées par l’achat de sa demeure ou des prospectus de maisons de retraite. Mais non, elle restera là et déclinait poliment les offres des uns et des autres.

En cette période électorale, on parlait beaucoup d’insécurité. C’était un mot qui revenait souvent dans les conversations et les journaux télévisés. On en causait souvent à Léonie qui vivait seule. Elle était le parfait exemple à ne pas suivre. Tu te rends compte, Léonie si un jour quelqu’un rentre chez toi et te vole tout dans la maison ! lui disait-on souvent. Mais Léonie s’en moquait pas mal. Elle n’avait pas d’objet de valeur, une retraite ridicule, n’aimait pas le tralala, ni le clinquant.  Sa télévision avait vu l’élection de quatre présidents de la république et vingt-cinq Miss France, autant dire que le poste n’était pas neuf. Quant aux meubles, ils dataient presque tous de l’époque de ses parents, noirs et massifs, elle ne les avait jamais beaucoup aimés, on pouvait bien lui voler. Mais au-delà de son obstination, Léonie sentait bien qu’elle fatiguait. Un peu à la façon de la chèvre de Monsieur Seguin, elle se battait vaillamment, mais elle sentait ses forces décliner. Toutes ses histoires et les images du journal télévisé finissaient par grignoter sa confiance. Et la présence de cette satanée voiture commençait à l’inquiéter sérieusement. Peut-être fallait-il qu’elle signale ce fait à la police ? L’idée ne lui plaisait guère. On verra demain. Peut-être qu’elle ira en parler au fils Thomas, celui qui était gendarme.

Quand le matin du jour suivant, l’auto n’était plus là, Léonie balaya d’un mouvement de mains toutes les vilaines pensées de la veille. Elle reprit ses activités. Mais à la nuit tombée, elle retourna à la fenêtre. 

Devant, à sa place habituelle, la voiture était revenue. 

Elle l’observa cette fois-ci le rideau levé, se montrant carrément, espérant ainsi déjouer quelque personne mal intentionnée. Elle resta un bon moment. Rien ne se passa.

Le matin à nouveau, la place était vide. Vers vingt heures, elle reconnu le bruit du moteur mal réglé. Les lumières éteintes, l’auto s’immobilisa. Postée à sa fenêtre, cette fois-ci, Léonie crut apercevoir quelque chose. Elle vit une silhouette qui bougeait sur le siège arrière… Puis l’ombre disparut. La nuit était trop noire et l’auto trop loin, Léonie renonça à espionner davantage. Elle rabattit son rideau, déçue. Elle se coucha, réfléchit un moment et régla son réveil à cinq heures. Quand le réveil sonna Léonie bondit presque au pied de son grand lit. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas senti aussi alerte. Cette histoire l’intriguait et la curiosité la rajeunissait. Elle ne sentait même plus ses douleurs articulaires qui lui causaient bien du souci le matin. Elle bondit comme un cabri et alla se placer à son poste d’observation, chevauchant ses lunettes… 

Alors, alors ?… Rien ! 

La voiture était là, le jour se levait blafard, il faisait un froid de canard et Léonie, ébouriffée, en chemise de nuit à sa fenêtre avait l’air d’une folle. Elle se ravisa. Elle enfila sa robe de chambre, se donna un coup de peigne puis prépara un bon café. 

Une tasse fumante dans les mains, elle y retourna quand même.

C’est alors qu’elle la vit : une jeune femme en blouson rouge venait de sortir de l’auto. Les cheveux en bataille, les traits fatigués, elle pliait un sac de couchage qu’elle posa dans le coffre ouvert. Elle prit une bouteille d’eau en plastique, but une gorgée puis s’aspergea le visage. Elle fit une toilette sommaire. Elle se coiffa, se regardant dans un petit miroir. Léonie n’en perdait pas une miette. Sur la place, de l’autre côté de la rue, derrière une fenêtre au rideau de dentelle, on pouvait voir une vieille dame qui observait une autre femme qui dormait depuis sept nuits dans sa voiture. Une Opel grise qui n’avait presque plus de frein et l’embrayage capricieux. La femme était dehors, il faisait très froid en ce début d’automne et la vieille dame, un bol de café dans les mains la regarda partir. Il était cinq heure trente.

Léonie passa toute la journée, à tourner et retourner dans sa tête une foule de questions. Qui était cette femme ? Que faisait-elle là ? Pourquoi dormait-elle dans sa voiture ? Ce n’était pas une SDF, elle semblait soignée. Elle s’était coiffée et maquillée… 
La vieille dame était toute excitée par ce mystère. Pour elle, la meilleure façon de se calmer, c’était de s’occuper. Elle cuisina un bon ragoût qui embauma toute la maison. Elle avait pris un bain, s’était faite jolie, ses cheveux étaient tout brillants. Elle avait revêtu la robe à pois qu’aimait tant Henri. On aurait dit qu’elle avait rendez-vous. Elle se surprit même à chantonner en épluchant les pommes de terres. En fait, elle se sentait soulagée que ce soit une jeune femme qui dormait dans l’auto et attendit le soir avec impatience.

Il faisait nuit noire quand enfin ses yeux fatigués virent briller les phares de la petite voiture. Son cœur se mit à battre très fort. Elle attendit un bon quart d’heure avant de regarder par la fenêtre. Elle ne voulait pas donner l’impression d’être une vieille pie méfiante. Quand elle se décida à jeter un œil, la jeune femme était debout et ouvrait son coffre pour en extraire le sac de couchage. Léonie prit son courage à deux mains, s’enroula dans son grand châle de laine et sortit. L’air était glacial, elle accéléra le pas et marcha droit vers l’inconnue. Celle-ci eut un mouvement de recul quand elle vit la petite mamie foncer sur elle. Elle ferma son coffre.

 - Je vais partir, ne vous inquiétez pas Madame. Je pars tout de suite ! 

Elle montait dans sa voiture quand Léonie arriva à sa hauteur.

 - Non, non attendez ! Vous allez où ?... Je sais que vous dormez dans cette voiture.

Elle lui montra la petite fenêtre en face.

 - Je vous observe depuis quelques jours, j’habite en face.

La femme ne bougea pas. Tout son visage était creusé par la fatigue. Elle regardait par terre. Léonie pensa qu’elle avait honte. Elle lui parla doucement. 

 - Vous ne pouvez pas rester là. Il fait froid. Venez…

Son regard se brouilla. Elle se retourna pour attraper sa ceinture.

 - Je veux pas de votre charité. Je me débrouille très bien. Laissez-moi. Je vais partir. Je vous embêterai plus.

Alors, Léonie se fâcha.

  - Mais c’est un monde ça ! Vous ne m’embêtez pas : je vous dis de venir vous mettre au chaud. Mangez un morceau et après vous verrez. Je ne suis pas du genre à laisser quelqu’un mourir de froid sous mes fenêtres, allez zou ! 
Et faites pas de manière : je vous attends.

Léonie est repartie en trottinant. La jeune femme a attendu un moment puis elle a pris son sac et a suivi d’un pas lourd la vieille dame. Dans la maison, d’autorité Léonie lui a pris son blouson et la fit asseoir sans ménagement. Puis elle lui servit une grande assiette de ragoût. D’abord un peu rétive, elle mangea de bon appétit. Elle avait faim. Elle avait froid. Elle était si fatiguée qu’elle se laissa faire comme une enfant.

Plus tard, elle raconta son histoire.

Elle s’appelait Nadia, elle avait trente ans et trois enfants. Elle était sans travail. Elle avait quitté le père de ses enfants qui lui filait des coups quand il avait trop bu. Elle avait peut-être trouvé un boulot à la coopérative agricole du bled d’à côté. Bled c’était son mot. Ses parents étaient algériens. Elle avait peur de leur dire pour sa séparation et tout le reste. Elle avait trop honte. Elle ne pouvait pas se payer l’hôtel, trop cher. C’était pour ça qu’elle dormait dans la voiture. Ici personne ne la connaissait. Cela faisait des mois que rien n’allait. Le pire c’était que, quand elle a perdu son logement,on lui a prit les enfants.

Elle s’est arrêtée de parler d’un seul coup. Elle a baissé la tête puis s’est tassée sur elle-même. Toutes les tensions accumulées ces jours derniers, se sont transformées en un gros bouillon de sanglots. Elle a pleuré longtemps. Léonie s’est juste levée pour aller lui chercher une grosse boîte de mouchoirs en papier. Elle lui a tendu :

- Vas-y ma fille, pleure. Laisse aller ta peine, après ça ira mieux.

Puis elle a débouché une bonne bouteille de vin rouge. Le bruit du bouchon a fait rire la jeune femme au milieu de ses larmes. Elle a mouché son nez et Léonie lui a servi un grand verre.

- Tiens, un verre de vin d’ici. Il n’y a pas meilleur quand on a le cœur gros. Et comme ton nez est déjà tout rouge, on y verra que du feu ! 

Nadia eut un large sourire et Léonie la trouva très jolie : brune, le teint mate, un beau regard profond et doux. Elle était grande élancée, comment pouvait-on laisser dehors une belle femme comme ça ? Elles ont parlé encore un long moment, en buvant toute la bouteille. Il faisait bon et Léonie était bien. Plus tard, elle lui montra une chambre en haut qu’elle avait préparé. Nadia ne fit pas de manière, elle était épuisée et se coucha presque aussitôt sans plus d’effusion de sentiment. Cela plut à Léonie qui aimait bien l’idée d’être simplement une amie et pas une vieille dame charitable. 

Quand elle grimpa dans son grand lit, Léonie était tout heureuse. Elle entendit la bise siffler dans les platanes et elle fut fière d’avoir écouté son instinct. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait de rencontre importante et tout son esprit était en éveil. Elle pensa que cette époque était bien cruelle pour séparer une mère de ses enfants et la laisser coucher dehors. Et puis elle songea à la guerre. Tous ces gens qui ont peur de tout, aujourd’hui. Ils ne se risqueraient pas à héberger des résistants. Quand il y a eu l’exode, ses parents avaient ouvert la maison aux réfugiés. Ils avaient vécu ici à trois ou quatre familles pendant des mois. La solidarité, ça existe bien encore ? Les gens crèvent dehors et la plupart des maisons sont vides. Toutes ces maisons de vacances, ouvertes deux mois par an… Les pensées de Léonie se bousculèrent dans sa tête toute la nuit. Elle ne trouva le sommeil qu’au petit matin. Quand la vieille dame se réveilla, il y avait du bruit dans la cuisine. Nadia était déjà prête à partir. Elle entendit sa voix au bas de l’escalier.

  - Madame, il faut que je parte ! Ne vous dérangez pas. J’ai rangé la chambre, merci pour tout. Je me sauve. Encore merci ! 

Elle ouvrait la porte quand Léonie se précipita, affolée par ce départ si brusque. Elle lui barra le passage.

  - Mais Nadia, attendez ! J’ai réfléchi toute la nuit, je crois pouvoir vous aider ! 

La jeune femme recula, sur la défensive. Léonie hurla presque.

  - Vous pourriez loger ici ! J’ai des chambres vides, de l’espace, un jardin. Ce serait bien pour vos petits. 

Nadia était méfiante. Pourquoi Léonie voulait-elle l’aider ? Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Elle aurait presque préféré se battre. Elle connaissait mieux les codes de la violence. Léonie la désorientait complètement. 

  - Il faut que j’y aille. Je sais pas. Je vais réfléchir… 

Elle ouvrit la porte. Le froid s’engouffra et glaça la maison. Léonie, en chemise de nuit semblait toute perdue. Nadia sentit son désarroi, se rapprocha, lui parla doucement.

  - Je vais revenir. Ne vous inquiétez pas. Rentrez ! Vous allez prendre froid. Je reviendrais, Léonie, rentrez. .

Elle avait poussé la vieille dame pour sortir et la porte s'était refermée sur son parfum. Léonie entendit la voiture démarrer avec difficulté puis klaxonner deux fois en s’éloignant. Elle sentit son coeur partir avec la petite auto. Elle eut froid et se sentit vieille et inutile, d’un seul coup.

Durant toutes les semaines qui suivirent, Léonie n’eut aucun coup de téléphone, aucune lettre, aucune visite : rien.

Elle attendait tous les soirs. Elle attendait tous les matins. Elle courrait à sa fenêtre à chaque bruit de voiture et crut voir cent fois la vieille Opel, sur la place. Elle attendait avec une telle angoisse, une telle incertitude, qu’un soir toute fatiguée et mal fichue, elle tomba de son grand lit. Elle resta un long moment dans le froid à pleurer de douleur. Quand la voisine inquiète la trouva enfin, on l’emmena d’urgence à l’hôpital où tout le monde la sermonna. Le col du fémur fracturé, elle fut opérée puis envoyée en maison de convalescence durant de longues semaines. Léonie voulait rentrer chez elle. On l’attendait, disait-elle. Mais le personnel n’osait pas lui dire qu’elle ne pourrait peut-être plus revenir chez elle. A l’hôpital, Monsieur le Maire lui avait envoyé ses vœux de bons rétablissements, sans oublier une offre, pour l’achat de sa maison. Elle refusa obstinément toutes les propositions d'aide, avec son caractère de chèvre de Monsieur Seguin. Elle n’avait pas perdu son tempérament. Et elle s’entraîna tous les jours sur les appareils de la salle de sport, forçant le respect et l’admiration de tous. "On m’attend, il faut que je rentre" disait-elle en pédalant !  

C’est avec une canne et sur ses deux jambes, qu’elle rouvrit sa maison au début du printemps. Elle reprit ses activités tout doucement. Elle ne pouvait plus descendre au jardin à son grand regret et la saison des semis passa sans qu’elle ne plantât la moindre graine. Ses voisines lui faisaient ses courses. Elle cuisinait, lisait près de la fenêtre et continuait à lever le petit rideau de dentelle pour regarder la place. Elle cultivait son secret et le nourrissait jusqu’à soir.

Quand un matin, le son d’un moteur mal réglé, lui fit lever le nez, son cœur a battu plus vite . Elle s’immobilisa et respira profondément. Elle essaya en vain de fixer son attention sur le livre ouvert sur ses genoux. Mais son cœur aimanté lui disait : regarde ! Elle ne s’était pas trompée. C’était bien une vieille Opel corsa qui s’était garée là. Trois petites silhouettes sortaient de l’auto, aidées par une jolie maman brune.

Léonie trottina vers la porte d’entrée, ouvrit et Nadia lui tomba dans les bras.





5.6.12

Trois petits chats






La femme était d’un calme sidérant. Tous les gendarmes allaient et venaient dans la grande maison. Sylvio regardait ses hommes. Il savait que beaucoup s’activaient pour ne pas avoir à penser à l’horreur de la situation. Elle était debout, immobile au milieu de la pièce avec tout ce monde autour. Elle avait une posture de vedette hollywoodienne, royale et, à ses pieds, 3 corps. 

Trois petits corps enveloppés dans un drap chacun, un drap d’enfant bariolé, avec des motifs de héros de dessins animés. 

Elle avait appelé la gendarmerie vers 20 heures. Elle leur avait donné l’adresse d’une façon précise. Quand elle leur avait ouvert la porte comme on reçoit des amis, avec le sourire, elle leur avait dit « je vous attendais ». Elle les a précédés pour leur montrer « ce qu’elle avait fait ce soir ». Sylvio et ses hommes l’avaient suivi traversant le hall cathédrale de la grande maison à l’Américaine. Beaucoup avaient levé la tête en réprimant un oh ! d’exclamation. Elle les avait conduit au salon. Un salon de cuir blanc très chic, qui donnait sur une terrasse, très classe. Au loin, une grande cascade tombait dans une piscine très belle. Sylvio notait avec application, l’exacte description de ce qu’il voyait et entendait. C’était son métier. Loin de lui, un quelconque jugement sur le lieu où la maîtresse de maison qui lui racontait sa soirée. 

En apparence seulement car son estomac se rétractait à chaque phrase et menaçait de renvoyer le sashimi qu’il venait d’ingurgiter trop rapidement. 

Les corps étaient rangés par ordre décroissant, couchés sur le sol du salon. Ils ont défait les draps. Ils ont sorti les dépouilles. La mère s’était assise dans un fauteuil pour les regarder faire, Sylvio à ses côtés. Il articulait chaque syllabe pour réprimer ses nausées. Mais elle n’avait pas relevé son malaise et avait répondu à toutes ses questions froidement. 

Oui, elle les avait drogué à l’heure du goûter. Oui, c’était dans la baignoire qu’elle les avait noyés, à tour de rôle, le grand d’abord puis les petits. Elle les avait lavés, peignés et mis en pyjama. Ils avaient l’air tellement sages, couchés par terre, les yeux clos. Trois petits anges qu’elle regardait. Elle les avait nommé en les désignant à tour de rôle : Edouard cinq ans, Marie trois ans et le petit Jean, un an. Pour un peu ils auraient fait une jolie révérence. Sylvio avait consigné les prénoms puis s’était levé pour aller vomir. 

Quand il revint, il sortit sur la terrasse pour fumer une cigarette. Il respira profondément en regardant le panorama. La mer au loin soupoudrée de paillettes argentées, la silhouette des montagnes de l’île de Moorea sur le ciel étoilé, le port de plaisance et tous ses beaux bateaux, le jardin paysager parfait qui embaumait le tiaré : tout était à sa place dans ce décor de rêve. Il faisait doux et il entendait au loin très loin, le bruit des chiens, des coqs et de la populasse d’en bas.. 

Ce quartier est un vrai ghetto de riches, s’est dit Sylvio en balançant sa cigarette dans la piscine. 

Quand il est revenu au salon, elle lui avait presque sauté dessus. Sa belle prestance en avait pris un coup et elle éructait à deux centimètres de sa figure. 

- Leur père, il est parti, vous comprenez ? Avec la petite, qui venait garder les enfants : bien évidemment. Une petite vahiné toute discrète mais avec des seins et un cul de vingt ans. Je ne suis pas originale n’est-ce pas ? et me voilà ! moi plantée dans cette foutue baraque à 20 000 Km de ma famille et de mes amis et tout ça pour lui : Monsieur le grand chirurgien aux mains d’or ! Aux mains d’or et à la bite en l’air ! 

- Calmez vous Madame. Asseyez-vous ! 

Silvio la prit par les avant-bras pour l’éloigner de son visage. Son haleine sentait l’alcool et le désespoir. Il l’obligea à s’asseoir. Elle se tassa sur son fauteuil et murmura plaintive. 

- Vous savez : il m’a dit que, elle, au moins elle était gentille et douce. Et qu’elle s’occupait bien de lui... 

Elle se redressa et beugla. 

- Mais les hommes, c’est tous les mêmes ! dés qu’ils en trouvent une qui les sucent : il n’y a plus personne à la maison ! 

Elle continua à insulter le père de ses enfants un bon moment. 

Sylvio la laissa faire. Cette perte de contrôle la rendait plus humaine. Le vernis se fissurait et sa petite personnalité masquée se révélait. Son langage était d’une vulgarité sans nom. Comme ces personnes qui,en sortant d’anesthésie, profèrent des chapelets de jurons incroyables, c’était assez fascinant... 

Un des hommes de Sylvio le secoua. 

- Faut qu’elle se calme la dame parce que nous on en a marre ! C’est pas possible de parler comme ça ! 

Sylvio avait souri. Le gendarme choqué était un rude gaillard au cou de taureau, tatoué des pieds à la tête, un champion de Rurutu qui pesait dans les 150 Kilos. Il avait regardé la femme avec l’air mauvais des guerriers maori. Elle s’était calmée d’un coup. Elle s’était recoiffée dans un tic nerveux et se tenait à nouveau bien droite dans son fauteuil blanc. Il alla prendre un verre d’eau et lui tendit. Elle refusa. 

- Je préférais un whisky. 

- Vous avez assez bu pour ce soir. Pourquoi vous en prendre aux enfants ? Ils y étaient pour rien dans vos histoires. 

- Ah ! mais non, c’est trop facile ! Moi je lui élève ses enfants et lui, il s’éclate dans sa nouvelle vie avec la petite pute. Et parlons-en de sa descendance, si c’est pour qu’ils lui ressemblent et me laissent tomber : merci ! 

- Mais les services sociaux ? Ils pouvaient vous aider, les placer quelque temps… 

- Ah ! jamais de la vie ! Dans ma famille : cela ne se fait pas ! Il est parti : voilà, ce qui arrive. On ne peut pas tout avoir. C’est bien fait pour lui ! Moi je ne suis pas de ce genre de femme qui va pleurer chez les assistantes sociales… 

Il avait continué à noter ce qu’elle disait. Un de ses hommes était sorti brusquement de la pièce. Il était sorti pour ne pas la frapper, il le savait. Il connaissait bien ses collègues polynésiens. Quand ils avaient emballé les petits corps pour les placer dans le fourgon, elle avait ajusté sa jupe et ajouté en regardant ses ongles. 

- De toute façon, moi, je n’ai jamais ennuyé les autres, avec mes problèmes. Quand j’avais des chats, les chatons : je les noyais et j’en ne faisais pas toute une histoire. Si chacun balayait devant sa porte, le monde se porterait mieux. 

Il avait juste levé son stylo pour la regarder. Elle était tellement pathétique, avec son accent snob, tellement fragile aussi. Ils l’avaient embarqué, elle et ses cheveux blonds, sa silhouette impeccable, son bronzage parfait. Elle, et sa vie de femme mariée à un homme de « catégorie socio-professionnelle supérieure », enfermée dans une cage dorée dans une des plus belle île du Pacifique sud, elle, que la solitude et l’isolement, avaient rendu complètement folle. 

Les gendarmes ont posé les scellés sur la porte de la grande villa, sur les hauteurs de la côte Ouest de Tahiti. Ces demeures qui font rêver quand on feuillette les photos des magazines de déco. Où tout est à sa place : le moindre objet, le moindre coussin, la moindre photo de famille où sourient les enfants. Trois petits anges blonds rangés en ordre décroissant, l’aîné d’abord, les petits ensuite... des enfants de décor. 

Il était resté un long moment dehors à fumer plusieurs cigarettes à la suite. Puis il est parti. Il était tard. Il avait mal à l’estomac. Il avait fini sa journée. Une putain de journée presque ordinaire, il avait l’habitude. C’était son métier. 





Abrutis.com






- Papa, Théo saigne vraiment. 

- Tu vois pas que je travaille, bordel ! 

Jules a refermé la porte de mon bureau. Il fallait que j’arrive à transferer le fichier vidéo compressé pour le balancer sur le serveur et le petit rectangle du chargement était bloqué sur le milieu depuis cinq minutes...Je vérifiai à nouveau mes branchements, la caméra numérique, les câbles, les entrées et les sorties des disques externes. La porte s’est ouverte à nouveau et la voix de mon fils aîné a repris sa litanie. 

-Théo saigne beaucoup et si tu ne viens pas, Maman va piquer une crise parce qu’il saigne sur le tapis, moi je m’en fous mais c’est le tapis tout neuf... 

- Mais qu’est ce qu’il fout sur le tapis du salon ! Il peut aller saigner ailleurs ! 

J’ai gueulé le nez sur mon écran d’ordinateur, la main crispée sur la souris, les yeux prêts à sortir de leurs orbites, tellement la contrariété me rendait fou. Puis je me suis levé. C’était plutôt le rapport entre la couleur du tapis et les colères de ma femme qui m'obligea à lâcher l'affaire.

Théo jouait avec ses petites voitures, bien installé sur le tapis de laine vierge, beige et gris. Tapis très clair, trop clair, je lui avais pourtant bien dit, à l’achat de ce foutu tapis beige et gris. Et il était rouge, rouge vermillon, le sang qui tombait de l’arcade sourcilière de mon fils. Cela formait des petits points foncés à ses pieds... redoutables ! 

J’ai attrapé Théo et je me suis baladé avec lui au bout des bras, dans le grand salon. Je ne savais pas où le poser avec ce sang qui pissait. Je l’ai assis sur l’évier de la cuisine et j’ai essuyé les traces sur le tapis comme un forcené. 

Puis je suis retourné aussi sec, voir si ce putain de curseur avait avancé... 

Ouf ! le fichier était bien compressé et dans le bon format. J’allais pouvoir l’envoyer. Je me suis rassis soulagé. J’ai visionné l’ensemble du film avant l’export. On voyait Théo qui jouait à s’étourdir en tournant sur lui-même. Puis il perdait l’équilibre et s’écroulait sur la table basse dans une pirouette assez spectaculaire. Les enfants sont d’une souplesse inimaginable. On pourrait croire qu’il s’était fait très mal et même cassé quelques membres ? Mais non ! Il se relevait hilare : c’était une magnifique séquence et je l’envoyais illico à l’émission Vidéo-Gags puis sur mes comptes UTube, VibéoFaceLook, Personnal Making, Watch.Me. J’allais le poster sur Rigole.Com et Gamelles.Tubes quand ma femme a ouvert la porte en grand. 

Derrière elle, dans le prolongement du couloir j’ai pu voir Théo qui pleurait, toujours assis sur l’évier. Je me suis levé d’un bond pour aller chercher mon fils, mais elle m’a poussé sur mon siège méchamment. 

- Tu sais que Théo s’est ouvert l’arcade ? Vu la profondeur de l’entaille, je vais devoir le conduire aux urgences et je pense qu’on va le recoudre. Je peux savoir combien de temps tu l’as laissé tout seul là-bas ? 

J’ai essayé rapidement de calculer la durée globale des différents exports... Quand je réalisais que cela faisait plus de quarante minutes, ma femme avait disparu avec Théo. 

Heureusement qu’elle n’avait pas vu en plus, l’auréole brunâtre sur le tapis ! J’en profitais pour me remettre à mes envois et j’avoue que j’étais assez fier de mon petit film... 



L’ île qui rétrécit

Cette nouvelle a reçu le deuxième prix au Salon du Livre de Papeete 2011








L’eau vint lécher les pieds de Maimiti. Elle soupira, prit la natte de pandanus qu’elle tressait et remonta dans la cocoteraie. Elle se rassit à l’ombre, en retrait des arbres aux cocos dangereuses. Son gros orteil bloquant l’ouvrage, elle reprit son travail en regardant la mer. 
En quelques mois les vagues avaient érodé la petite plage et toute une rangée de cocotiers s’était couchée. Maimiti vivait un peu plus loin, dans un grand faré solide qui donnait sur la route. Derrière la bâtisse, un jardin planté d’hibiscus avait été la fierté des femmes de la maison. Maintenant quand la houle se levait, elle cognait presque le dos de la maison. Et du jardin derrière, il ne restait plus rien. 
La mère de Maimiti avait connu, enfant, les trois grands motus à gauche de la passe. Ils y allaient en famille pêcher et faire la bringue pour les vacances. De ces trois morceaux de terre, seuls les souvenirs des plus anciens les faisaient resurgir. 
L’océan les avait avalés depuis longtemps. 

Au fur et à mesure que Maimiti grandissait, son île rapetissait. 

Au nord, un gros morceau de l’atoll avait été englouti en une nuit de tempête. Tous les habitants se souvenaient de cet événement avec effroi. On avait dit des messes, fait des prières, des incantations et donné à la mer des colliers de fleurs par centaine. Mais rien n’y faisait : l’eau montait inexorablement. 

Les hommes avaient reconstruit et éloigné les cabanes en tôles des pêcheurs plusieurs fois déjà. La première fois, c’était l’année de naissance de Noa et Maimiti. Ils allaient avoir vingt ans tous les deux et étaient amoureux depuis leur toute petite enfance. Noa était pêcheur comme tous ses frères, oncles et grands-pères avant lui. Ici, on vivait de la pêche et du coprah. 

De ces deux activités dépendait tout l’équilibre économique de l’île. Pour l’instant la pêche était bonne. Mais si les arbres continuaient de tomber, on perdrait les cocos et l’argent lié à la vente du coprah. Les femmes vendaient les tressages, les colliers de coquillages, les cocos gravées aux touristes de passage. Mais depuis que la seule pension de famille avait fermé, faute de plage, des touristes, on n’en voyait plus. On allait vivre de quoi ? 

L’inquiétude grandissait et l’île rapetissait encore. 

Alors, le tavana réunit tout le monde. Maimiti était là avec Noa. Ils devaient se marier dans l’année. Devant tous les habitants de l’île au grand complet, des experts dépêchés en délégation avaient parlé. Les hommes et les femmes gravement avaient écouté « le phénomène de réchauffement climatique mondial, l’élévation des températures de l’océan, la fonte des glaces, l’inversement des courants marins, el Nino...». 

Ils avaient bien compris. Mais ici tout le monde avait l’habitude des fortes chaleurs, des vents violents, des tornades, des "événements tropicaux", des raz-de-marée et des périodes cycloniques. Depuis toujours, l’île et les humains avaient courbé l’échine. Quand le danger était écarté, les femmes prenaient les balais, les hommes, les pelles et l’on nettoyait sans plus de pleurs ni de lamentations. Mais ils ont dit : 
« maintenant il n’est plus question de balais et de pelles ! Dans un avenir proche, il faudra quitter l’île ! Elle va être rayée de la carte, disparaître et vous avec ! Aujourd’hui, on peut vous aider : quittez l’île, vous obtiendrez alors le statut de réfugiés climatiques » ! 

Et les experts étaient repartis. Comment une île peut-elle couler ? Comment une terre avec des arbres, des farés, des gens dessus peut-elle se noyer, disparaître, être submergée et sombrer ? Il y avait les sceptiques et les fatalistes. Les premiers disaient : on nous dit que la mer progresse d’un mètre par siècle, on a encore du temps ! L’île est encore grande, la mer est encore loin. Les deuxièmes disaient : il faut partir quand il est encore temps. Il faut prendre les aides et reconstruire ailleurs... 

Il y avait ceux qui y croyaient et ceux qui n’y croyaient pas. Peu à peu, l’île se divisa en deux. Le clan de ceux qui voulaient partir et le clan de ceux qui voulaient rester. Maimiti voulait partir. Noa voulait rester. Leur couple se lézardait à chaque dispute. Maimiti voulait faire naître et grandir ses enfants dans un pays sûr. Noa voulait voir naître et grandir ses enfants dans son île. Ses fils apprendraient la pêche et le coprah comme lui. Maimiti voulait un meilleur avenir pour ses enfants. Noa ne comprenait pas. Maimiti rêvait de reprendre ses études. Noa ne voulait pas. Maimiti voyait son avenir de l’autre coté de la passe et Noa regardait le fond de ses nasses. Bien au-delà du changement climatique, Maimiti et Noa, pourtant si unis, se déchiraient. 

Un jour Maimiti, seule, partit. 

Noa, fier, n’a rien dit. Mais quand il part pêcher seul au milieu de l’océan, ses larmes font monter un peu plus, chaque jour, le niveau de l’eau.

4.6.12

Le saut de l'ange




Il avait toujours eu horreur de ces camps de merde. 
On dit camps comme les camps de concentration, il leur avait dit. 
Je veux plus y aller, il leur avait dit aussi mais comme ils s’en foutaient pas mal de lui, ils l’ont quand même inscrit. Ce sera « camp itinérant ados - Corse du sud randonnée escalade » Tu verras : c’est tellement beau, la Corse et hop ! une pirouette de joie qu’elle lui a fait sa mère en recevant son dossier. Et pourquoi pas un salto arrière tant qu’elle y était ? 

Il n’en pouvait plus de ces colonies de vacances.

Il n’en pouvait plus de ces centres où l’on entassait plein de crétins du même âge. Des grandes maisons glaciales où l’on obligeait des petits enfants à chanter des chansons nulles et à jouer à des jeux stupides. La première fois, il avait cinq ans, il avait pleuré toutes les nuits pendant tout le séjour. Mais il n’en avait jamais rien dit et aujourd’hui, c’était son neuvième été. Tu verras ça va être for-mi-da-bleux ! lui avait dit sa mère. Ce qui était formidable, c’était surtout que son fils ne soit plus dans ses pattes, dès le début de l’été. Il savait bien qu’elle s’envoyait en l’air avec l’autre naze de vendeur de pizzas du bout de la rue. Côté paternel, c’était pas mieux : « je ne peux pas te prendre de tout l’été, c’est là où je bosse le plus ! » Vu qu’il vendait des glaces, c’était fatal. Et comme Il avait horreur du froid, pas top pour un vendeur de surgelés, il se cassait tout l’hiver au soleil, avec sa légitime du moment.

Donc voilà les grandes vacances et lui sur un quai de gare, son gros sac à dos par terre, sa tronche d’ado qui fait la gueule à ses parents, unis pour ce genre d’occasion, trop content de se débarrasser de leur rejeton. Ils l’avaient embrassé, lui avait mouliné les cheveux devant tout le monde, bonjour la honte ! et ils étaient partis rapidement comme deux lâches. Lui n’a plus desserré les dents, ses écouteurs sur les oreilles, jusqu’à l’arrivée au campement, quelques centaines de kilomètres plus tard. 

L’organisation avait commencé très fort. L’équipe avait prévu de mettre les garçons ensemble par quatre, dans des tentes style igloo pour nains. Vu qu’ils étaient trente ados dont vingt filles et dix mecs, ça a coincé grave. Et quand l'ordre foire dès le début, en général : c’est la merde jusqu’à la fin, foi de connaisseur. 
Il ne s’est pas trompé : il y avait vite une ambiance pourrie entre les monos. Entre les ados, c’était pas pourri, c’était pire que faisandé : c’était avarié ! comme leur bouffe. En gros c’était l’enfer. Ils les faisaient marcher sous le cagnard, monter les tentes, faire la cuisine, la vaisselle et chanter, bien sur leurs chansons à la con.

Il s’était démerdé pour avoir la tente où ils n’étaient que deux. L’autre gars était un mec comme lui et ils avaient sympathisé dans un silence complice. Ils étaient toujours à l’écart, les écouteurs sur les oreilles et se lançaient des regards accablés devant l’étendu de la bêtise environnante. Le pire c’était les filles entre elles. On aurait dit une meute de hyènes ricanantes. Sa mère pouvait dormir tranquille : ça ne sera pas encore cette année qu’il allait choper une maladie vénérienne. Aucun intérêt côté jeunes, encore moins côté adultes : c’étaient tous des profs ou des instits, avec les manières qui vont avec, morale, principes et tout le tralala...

Cela faisait maintenant presque deux semaines qu’ils marchaient comme des forçats sous le soleil quand enfin la mer s’est profilée. Des falaises rouges, une petite crique de sable blanc, une eau turquoise et transparente : on aurait dit une carte postale des caraïbes ! Ca l’avait scotché dans son élan. Et c’était bien la première fois que la simple vue d’un paysage lui faisait cet effet-là. Il serait bien resté sur pause. Le problème, c’était la bande de dégénérés qui le suivait et qui s’était abattue en hurlant sur ce petit paradis. En dix secondes, ils avaient déjà tout piétiné et jeté leurs affaires partout. Il avait regardé cela avec dégoût. Il avait espéré secrètement qu’un vieux bandit corse arrive avec son fusil pour tous les buter. Mais personne n’est descendu de la montagne à cheval. 
Ils ont installé leur campement puis ils ont eu quartier libre jusqu’au soir. Il voulait s’isoler et il avait repéré un rocher qui surplombait la crique. D’une hauteur d’une dizaine de mètres, il était idéalement placé. Mais quand il est monté, les autres l’ont aussitôt repéré. Ils l’ont suivi comme un troupeau de moutons. Arrivés tout en haut, ils s’étaient massés, en poussant des cris de primates, le long de la paroi.
Lui seul était au bord du rocher et admirait la transparence de l’eau. On voyait les galets au fond et la douceur des rochers en granit rose. C’était un plongeoir idéal. Mais son instinct l’avait fait reculer de quelques pas, le souffle court. Sentant son hésitation, un des gars l’avait poussé dans le groupe des singes entassés le long de la falaise.
C’était le plus con et le plus dangereux de tous : petit caïd de banlieue, grande gueule, il était le plus puissant de tous. Il s’était placé tout au bout du rocher et avait toisé les gens, du haut de son perchoir. Il avait jeté son tee-shirt comme une star de cinéma et se tenait debout, super cambré, les couilles en avant. Musclé comme un homme, bronzé, toutes les nanas le contemplaient la pupille dilatée. Le genre de vainqueur qui ne doute jamais.

Il était là au bord du vide et tout le monde le regardait : la gloire totale devant sa cour médusée. Il avait respiré un grand coup, avait levé les bras vers le ciel, bombé le torse dans un mouvement lent et terriblement viril.

Il s’était élancé pour un magnifique saut de l’ange. 

Chacun a retenu son souffle… Mais personne n’a réalisé quand il s’est ramassé en contrebas. Ca avait fait un drôle de bruit, un craquement un peu sourd et une tache brunâtre, comme un halo s’était déployée autour de son crâne. Il avait une posture vraiment étrange, la tête ramassée dans les épaules flottant dans un mètre d’eau. D’en haut, on voyait très bien les deux gros blocs de granit sur lesquels il s’était écrasé. À quelques mètres, il y avait une bonne profondeur et peu de rochers. Il n’avait même pas regardé où il plongeait ce débile ! 

Sa photo de héros a fait la une des journaux. Le dirlo et les monos ont été entendu par les flics. Le préfet en personne est venu soutenir le petit groupe de jeunes choqués par la mort brutale de leur camarade. Ils ont eu droit à une cellule psychologique. Même la télé régionale a fait un reportage sur le drame. Certains avaient été interviewé et l’on avait vu leurs tronches jusqu’à Paris : ils étaient devenus des stars ! Tout le monde a été aux petits soins et on leur parlait même avec considération. 




Le mieux dans l’histoire c’est que tous les jeunes sont repartis dans leur famille très vite. Il était retourné chez sa mère où il avait fini son été, peinard. Personne n’osait lui parler de cet épisode malheureux. Il en profitait bien, en se faisant une gueule de martyre et il avait une paix royale. Et avec les filles c’était top ! leurs petits cœurs d’infirmières palpitaient quand il les regardait avec ses yeux de traumatisé… De mémoire de bagnard, cette année-là, ça a été la meilleure colo de sa vie.









3.6.12

Nadine l'endive








Le concours





Ca avait commencé dans une frénésie de créativité. Fièrement et dans le plus grand secret, j’avais écrit les cinq ou six feuillets demandés. Je les avais mis en pages avec l’ordinateur de mon fils puis j’avais envoyé le dossier complet à l’organisation. Un salon littéraire ouvrait ses portes le mois suivant et un concours de nouvelles avait été organisé. Le  premier prix était une parution et un article sur l’auteur, dans le journal local ainsi qu’un lot de livres des éditeurs invités. Ce n’était pas souvent dans cette petite ville de province que l’on donnait une chance aux anonymes. Ce concours en était une. Je le pensais si fort qu’une petite note d’espoir s’était frayé un passage dans mon coeur de zéro parmi les zéros.

Je fus transcendée par ce sentiment nouveau pendant quelques jours. Ma vie de femme au foyer était devenue un peu plus légère car j’allais devenir : Ecrivain ! Et ma vision du monde changea. Soudain tout était devenu prétexte à écrire des histoires. J’observais les autres au supermarché, à la sortie de l’école, à la poste, au square. J’imaginais milles histoires en étendant la lessive et même le repassage me permettait d’échafauder le plan de mon futur roman.

J’allais écrire.
Devenir écrivain.
Un écrivain célèbre et adulé.

En épluchant les patates, je préparais une interview : « Oui, je suis née dans cette petite ville. Oui j’ai beaucoup écrit quand j’étais jeune et j’étais la meilleure en rédaction, demandez à Madame Froment, l’institutrice, elle vous confirmera. Je me suis mariée à 19 ans car j’étais enceinte de mon fils aîné mais même si j’ai arrêté mes études très tôt, j’ai continué à écrire dans des cahiers quadrillés, j’en ai au moins une trentaine ! » je les ai toujours ces cahiers, je pourrais bien les montrer aux journalistes.

J’ai pris un de ces cahiers inachevés et je me suis mise à écrire tout ce que je voyais. Ma voisine sournoise qui faisait pisser son chien sur mes fleurs tous les matins depuis 7 ans. Ma fille de 15 ans qui me prenait pour une demeurée, en me racontant qu’elle allait réviser chez Kevin - Kevin une petite frappe que je savais déscolarisée, tatoué, percé et sûrement dealer. Mon fils chômeur de 19 ans qui dormait jusqu’à midi et partait tous les soirs « chercher du taff »... du pain béni pour moi, tous ces beaux personnages typiques de leur époque. Même la vision de mon mari, abruti devant le grand prix de F1 en train de se masser les parties, m’avait donné l’idée d’un meurtre suivit d’une enquête... Pourquoi ne pas écrire un polar ? C’était bien et surtout très tendance pour les femmes, je l’avais lu dans une revue littéraire. J’avais vraiment l’impression que toute ma vie s’était éclairée depuis ma participation à ce concours.

J’allais gagner, être édité, enfin reconnue.

Personne dans ma famille et mes proches n’avait remarqué mon changement. Pour eux j’étais toujours Nadine l’endive comme m’appelaient mes frères et soeurs. Nadine celle qui n’avait pas de saveur, pas de couleur, pas d’odeur. Nadine sans personnalité, gentille Nadine, qui prenait la vie comme elle venait sans rien demander. Pas maligne maligne mais pas méchante pour deux sous, brave comme on dit d’une bête. Brave Nadine... Mais ils allaient voir ! Nadine en photo dans le journal, entourée par des auteurs et des éditeurs, en interview à la télé et invitée dans tous les salons littéraires !!

Je sentais bien que je me chauffais un peu trop la cervelle. En passant la serpillière sur le vomi du chien, je me suis dit qu’il fallait juste attendre les résultats et après on verra.

Mais l’espoir détruit autant qu’il ne construit, j’allais vite m’en rendre compte. Car dans ma vie d’avant je n’avais pas vraiment d’envie, de désir, de rêve... je ne voyais pas la médiocrité et la mocheté de cette vie, de ma vie. Maintenant que j’avais l’espoir d’un jour nouveau : tout me semblait si lourd, si laid, si nul ...

Le salon du livre ouvrait ses portes un jeudi. Les résultats du concours de nouvelles allaient être donnés en clôture suivit d’un buffet où les auteurs des trois premiers prix seront conviés. Durant les quatre jours du salon, j’y suis allée avec mon cahier pour prendre des notes. Mais mon stylo resta bouché comme ma bouche, mon esprit, mon futur. J’ai vu les auteurs, les éditeurs, ces gens de l’ autre monde. J’ai acheté leurs livres dédicacés :  à Nadine bien amicalement, à Nadine, en souvenir de cette belle journée, à Nadine, bonne lecture... J’ai assisté à toutes les conférences : les personnages et les lieux emblématiques dans le roman, les droits des auteurs sur Internet, écrire pour être lu, l’adaptation du livre pour l’écran, quel avenir pour l’édition ? j’ai écouté presque étonnée de tout comprendre. Je les regardais eux, les auteurs élus, dans la lumière, auréolés de grâce, parlant si facilement et souriant à tous ces gens intelligents.

Le vendredi, j’ai reçu un mail de l’organisation me demandant d’être là pour la remise des prix. L’espoir était reparti de plus belle. Si j’étais invitée alors j’avais peut-être une chance ? J’ai essayé de contenir mon coeur qui battait trop vite, trop fort. J’ai préparé le repas et dîné avec ma jolie famille. Ma fille cachée derrière sa frange grasse n’a pas dit un mot et mon mari a râlé, comme à son habitude, en me prenant à témoin à chaque sujet du journal télé. Moi j’avais juste envie de me retrouver seule avec mon secret. Et je me sentais forte : j’allais échapper à Nadine l’endive et tout le monde verra qui j’étais vraiment !

Le jour de la clôture du salon et donc des résultats, j’avais mis une robe neuve. Maquillée mais pas trop, j’étais prête pour ma nouvelle vie. Adieu petit pavillon, j’étais partie sans même que mon mari et mes chers enfants n’aient remarqué mon absence. La journée s’était déroulée dans une suite de rencontres-débats interminables. Mon visage trahissait l’état de nervosité extrême dans laquelle je me trouvais. J’étais rouge et j’avais du mal à respirer. Enfin la table de cérémonie fut dressée. Le jury composé d’écrivains, d’éditeurs et de professeurs d’université firent face à une foule sagement assise dont je faisais partie. En parlant à ma voisine de droite, j’appris que tous les participants au concours avaient été contactés. Mon coeur s’était décroché dans ma poitrine...
Je n’avais donc pas plus de chance que tous ceux-là. Et pas plus de légitimité à être sur le devant de la scène. J’aurais voulu disparaître sur les champs, me liquéfier, me dissoudre, m’évanouir pour ne plus revenir, jamais.

Bien sûr, pour l’organisation, plus il y avait de monde représenté, meilleur serait l’impact dans les médias. Dès que l’on prononça les noms des gagnants en commençant par le troisième, j’ai su que je n’avais aucune chance de faire partie du trio gagnant. J’ai assisté au triomphe de ces trois personnes, j’ai applaudi et j’ai même ri quand l’une d’elles, impressionnée, a éternué dans le micro au moment des remerciements. Ce fut une belle soirée. Anonyme parmi les anonymes, j’ai bu un verre lors de la cérémonie de clôture puis je suis rentré chez moi, une pierre à la place du coeur.



Nadine l’endive a remis son tablier de ménagère et n’a plus jamais écrit une ligne, dans ses cahiers quadrillés.