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1.6.12

PK 18,5 : accidents mortels





Cette nouvelle a reçu le 3° prix au salon du livre 2010 de Papeete.








- Encore un ! au PK 18 !

Sylvio a beuglé dans le bureau et le tout le monde s’est immobilisé. Il a raccroché le téléphone avec violence.

- Putain ça fait combien ?

- 3 ? 

S’est risqué à balancer Hinano au bout du bureau.

- Ça fait 4 ! bordel ! 4 ! On est vraiment des brèles ! Va falloir vous remuer tous là parce que les statistiques, elles sont mauvaises de chez mauvaises et dans 3 mois, l’année est finie et nous aussi ! Et je ne veux pas entendre que Averii est fiù ou que Jean-Paul est à la rame parce que là : vous êtes tous virés !

Un gros sentiment de malaise a figé les quatre fonctionnaires présents. Averii était en maladie et Jean-Paul était parti pour son entraînement quotidien de va’a. Sylvio est sorti en claquant la porte. Les murs et les hommes ont tremblé. Depuis quelque temps, à l’entrée du quartier ouest, une série d’accidents s’étaient produits. La route de ceinture avait toujours été dangereuse mais c’était souvent une vitesse excessive et l’abus d’alcool qui tuaient. Le tracé ne semblait pas être la cause de cette série qui avait fait quatre morts depuis ce matin 06h45. Quand Sylvio est arrivé, la voiture, un pick-up 4/4 Toyota, était encore encastrée dans le flamboyant centenaire qui bordait la route. Le conducteur mort sur le coup avait été enlevé. Le passager blessé aux jambes et au thorax était encore dans l’ambulance. Sylvio discuta un moment avec les pompiers, prit quelques notes et photos puis monta dans le véhicule de secours. Le blessé conscient était jeune et son visage exprimait une panique réelle. 


- Je veux juste te poser une ou deux questions, t’affole pas mon gars.

Vous alliez vite avec ton collègue ? Il était tôt, vous aviez bu ? Vous alliez au travail ?

- On roulait un peu vite, pas trop. On allait sur le chantier à mon cousin. J’ai entendu siffler fort ! C’est le ti’i JE TE DIS c’est le ti’i ! Celui qui tue les gens, le ti’i ura ! Il a sifflé et après il a tué Tepoe !! On n’a pas bu, rien ! C’est le ti’i qu’a tué avec son mana, je te dis ! Il a sifflé et après boum !!

Il semblait épouvanté. Il avait mal et s’étouffait. Le médecin des pompiers a prié Sylvio de sortir. L’autre continuait de gueuler " le ti’i le ti’i !! " avec ses yeux jaunes exorbités. Dehors, Sylvio a allumé sa première cigarette, en regardant la mer. Il soupira en soufflant la fumée. Il sauta le fossé et s’approcha des badauds qui s’étaient regroupés au bord de la route.

- Ia ora na ! Quelqu’un a vu quelque chose ? 

Il a ça dit sans aucune conviction. Tous les gens ont fait non de la tête, comme de bien entendu. 

- Il est mort, man, celui qui conduisait ?

- Oui. Il est mort et l’autre est mal au point.

- C’est l’oncle qui conduisait. Ils allaient défricher le terrain là-bas. Il voulait construire un faré là-haut. Mais la famille, elle est pas d’accord.

L’homme qui lui avait dit ça s’était tourné vers le bruit de la route, pour ne pas que les autres entendent. Sylvio avait compris son manège et regardait le sol en prenant des notes. Puis l’homme a continué entre ses dents. 

- Tu peux marquer que tous les morts, c'est la même famille et le tiki qui siffle, il est enterré dans des terres à eux. 

Sylvio avait retenu sa respiration en écrivant, de peur que l’homme ne se rétracte. 

- Et ton nom à toi, je peux le prendre ?

L’homme avait ressauté le talus sans le regarder, il s’était éloigné et avait juste montré une maison avec son menton. Une maison avec un toit en tôle rouge et un grand terrain qui descendait. Elle était à quelques mètres du flamboyant, à quelques mètres de l’accident. Sylvio n’essaya pas de rattraper l’homme. Il lui avait montré l’essentiel. En revenant observer la carcasse de la voiture, il demanda à un gendarme s’il y avait des traces de freinage. Celui-ci lui répondit que le conducteur avait foncé dans l’arbre tout droit, sans freiner une seule fois. 

- Comme s’il avait été envoûté...

- Ah ! non, pas vous, Lambert ! Vos commentaires vous pouvez vous les garder ! Je veux les faits et uniquement les faits ! Pas toutes ces conneries de malédictions à la con. Ça arrange bien tout le monde les histoires de sorcellerie. Comme ça : personne ne parle !

Il fuma une autre cigarette en rédigeant ses notes. Puis il descendit vers la maison au toit rouge, une vieille femme gueula du fond de son faré. Il s’approcha. Sa masure était presque collée à la grande maison. 

- Faut pas t’en mêler, popa’a! C’est le ti’i qui choisit. 

Sylvio se tenait près de la vieille. Elle était assise sur le sol, les jambes repliées sur le côté, une fleur de tiaré à l’oreille, un paréo noué sur les seins. Elle tressait des feuilles de pandanus : une vraie image de vahiné traditionnelle. Sauf qu’elle devait peser dans les 150 kg et que ses gencives sans dents l’empêchaient d’articuler.

- Le ti’i se fâche quand les voitures passent trop vite. Moi j’entends tout : il siffle près du ruisseau et après il y a les accidents. C’est le ti’i vahine ura. Le ti’i, il peut se transformer en chat ou en chien aussi. Il traverse et après ça fait des problèmes ! Il est enterré ici là ! tu vois : dans le talus. Il siffle parce qu’il est pas content de tout ce bordel !

Elle lui avait dit tout ça en ajustant ses feuilles. Il connaissait l’histoire. Les tikis qui avaient un mauvais mana, un pouvoir néfaste, les polynésiens préféraient les enterrer. Dans ce quartier, quand les premiers accidents ont eu lieu, tout le monde a parlé du ti’i Tupuna, le ti’i ensorcelé. Il avait été exhumé par hasard en 1979, lors des grands travaux de la route de ceinture. Il avait rejoint la collection du musée de Tahiti et des îles. Mais ce serait le Ti’i ura, le tiki séducteur qui pourrait siffler. Quelqu’un l’avait déterré puis remis en terre avec quatre autres : le mari, la fille et les deux frères du tiki du musée. Sylvio avait vu une photo du ti’i Tupuna : c’était une petite statue en pierre volcanique rouge grossièrement sculptée, d’une trentaine de centimètres. Pas de quoi hurler de terreur, il avait pensé. Il avait laissé la vieille marmonner dans ses gencives. Il avait contourné la grosse maison au toit en tôle rouge. La porte était grande ouverte. À l’intérieur, personne et les grands rideaux en tissus imprimés volaient à tout vent. Une grande table et deux bancs, une télé allumée, des matelas par terre meublaient une grande salle commune. Un faré traditionnel, comme la plupart sur l’île, où vivait une famille entière, toute génération confondue. Il regarda un moment la fille aux gros seins siliconés de la télénovela qui pleurnichait dans la télé.

- Tu veux une bière ? 

Sylvio sursauta. L’homme était assis et lui tendait une bouteille de Hinano. C’était l’homme du talus, celui qui lui avait parlé tout à l’heure. Sylvio s’assit et prit la bière. Ils regardèrent la fille en buvant puis Sylvio demanda.

- Tu pensais à quelle famille quand tu m’as dit que tous les morts étaient liés ?

- A une famille qui va pas bien. Ils sont originaires des îles, mais maintenant ils ont des terrains ici à Tahiti. C’est un des grands-pères qui a fait fortune dans le bâtiment qui a acheté les terres. Alors maintenant tous les enfants qui galèrent, ils viennent à Tahiti et revendiquent leur part. La famille de Tahiti qui est là depuis 30 ans, tu penses bien qu’elle veut pas partager avec tous ces cousins qui débarquent. 

L’homme a fini sa bouteille dans un mouvement de coude très viril. Il s’est levé pour prendre dans une glacière, une autre Hinano et l’a décapsulé. Il en a pris une pour Sylvio et lui a posé d’autorité devant lui.

- Alors ils tuent.

Sylvio regarda la seconde bière puis sa montre. Il était 09h30, un peu tôt pour boire autant. Il poussa la bouteille. 

- Bien sûr : tu me diras ni leur nom, ni leur adresse.

- Je suis pêcheur, man. Je vais pas te dire où j’ai mes meilleures prises. Chacun son métier. Mais si tu reviens, tu viens par les terrains d’en bas. Comme ça personne voit.

Quand Sylvio est remonté, il est passé par la rivière. Il a fait mine d’inspecter partout sous le regard des badauds restés au bord de la route. Les sifflements du tiki partaient du ruisseau : tout le monde le savait dans le quartier. Les représentants des forces de l’ordre français devaient montrer, que les croyances populaires étaient prises au sérieux par les autorités compétentes. 

C’est ce que c’était dit Sylvio en démarrant sa voiture. Il s’était dit aussi qu’il devait avoir l’air con, si le tueur le regardait.

Le lendemain, il s’était fait une raison : il n’avait pas le temps de faire une enquête sérieuse. Et puis la malédiction du PK 18,5 n’était qu’une somme de coïncidences. Son esprit cartésien en souffrait mais il allait boucler l’affaire. Il salua ses collègues. Il prit un café, papota de si de ça puis reconditionna ses troupes pour un peu plus d’efficacité. Pas facile de faire tourner un service, il avait pensé en jetant son gobelet. Tout en parlant, il fut attiré par une enveloppe de papier kraft posée sur son bureau,  sans nom de destinataire ni d'adresse. Quand il déchira l’enveloppe, il trouva une photo en noir et blanc. Cela semblait être un document découpé dans un livre scolaire ou dans un vieux catalogue d’objets d’art. Il la regarda longuement : c’était un tiki. Un tiki femme, petit, trapu et ses yeux avaient été coloriés avec une sorte de surligneur jaune fluo. 

Il fut soudain attiré par une affiche scotché sur le tableau de service, au fond de la pièce. Il courut presque, mu par une énergie irrépressible. 

Il fallait qu’il retourne sur les lieux. Une fois sur place, il se plaça sur la route et observa les maisons aux alentours. Il y avait un seul faré sur pilotis, adossé à la colline qui était juste en face de la sortie du virage. D’une distance de plus de 800 mètres, l’hypothèse de Sylvio pouvait se vérifier. Il cavala jusqu’à la maison du pécheur et trouva celui-ci debout, devant la première télénovela du matin.

- Qui habite le faré de la colline là-bas ?

- Ia ora na... tu veux un bol de Milo ? Je viens de rentrer et j’ai faim. J’ai du poisson crû aussi, tu veux ?

L’homme fouillait dans son frigo. Reprenant son souffle, Sylvio s’était assis sur le banc.

- Qui habite le faré de la colline là-bas ? C’est la même famille ? La même qui a les terres là-haut ?

- Ils ont toutes les terres ici. Du virage jusqu’en haut et ça redescend derrière jusqu’à la mer. 

-Mais toi : t’es de la famille alors ?

- Et bin voilà, champion, t’as gagné ! Mais moi je leur parle plus. Ma femme, elle est partie avec un cousin à eux. Un qui a un garage en ville. Il l'amène faire son« shoping à Vegas « 

Il a dit ça avec la bouche pincée et l’accent américain. 

- C’est pour ça que je sais ce qu’ils trafiquent. Mes enfants, ils sont avec elle. Tu vois bien : il y a plus personne ici.

Il mangeait du poisson crû avec son bol de chocolat. Sylvio observa l’intérieur de la maison. Un jouet cassé était posé sur un des matelas par terre. Des vêtements traînaient sur le sol. Tout semblait à l’abandon.

- Pourquoi tu me dis tout ça à moi ?

- Parce que je veux pas que mes enfants y vivent avec ceux-là. Si on les fout en taule, le père et puis les fils, ma femme, elle reviendra : bien obligée ! C’est la petite qui m’a dit pour leur trafic. Celle qui a 15 ans. Le vieux, il commence à la tripoter. Alors elle m’a dit pour le tiki et les accidents. Elle veut revenir ici, mais sa mère, elle veut pas, rapport à l’argent.

Il finit son assiette et se leva. Il sortit sur la terrasse. Sylvio le suivit. 

- C’est un des jeunes qui siffle, il a un sifflet fort comme pour les chiens de chasse. Tu vois : il se cache dans la rivière au niveau du passage sous la route.

Sylvio sortit l’affiche qu’il avait décroché du mur de la gendarmerie. Il la déplia et la montra à l’homme. C’était un avis de mis en garde contre les pointeurs lasers. Il lut : 

"Des appareils très dangereux : ils ont une portée de 5, 8 voire 15 km. Leur importation et donc leur utilisation sont particulièrement réglementées. Habituellement, les pointeurs lasers, qui ressemblent à de simples stylos, sont utilisés par des conférenciers ou dans des planétariums..."

L’homme ne sembla pas surpris par le contenu de la lecture de Sylvio. 

- Et le faré sur la colline juste en face de la route, il est bien à 1 km ? Et le pointeur-laser, ils l’ont ramené des Etas-Unis ?

- J’en sais rien... Au début c’étaient les deux frères qui faisaient ça pour s’amuser. Le premier accident, ils ont pas fait exprès. C’est le père qu’a eu l’idée ensuite. Pour supprimer celui qui venait réclamer un bout de terrain, vers la mer. C’était un cousin de Huahine : leur deuxième mort. Le troisième, un qui voulait faire du tarot et du paka derrière, dans la vallée. Le quatrième... bah ! tu connais ! 

Sylvio alluma une cigarette. Il commençait à faire chaud et il sentait la sueur dégouliner le long de son dos. Il contempla le paysage : la douceur des collines bleutées, le vent dans les cocotiers, l’éclat argenté de la mer et puis ce ciel, immense. Il souffla la fumée comme dans un soupir et écrasa sa cigarette sur le sol.

- Alors tout le monde le savait ici ? Et combien ils auraient pu en supprimer comme ça, sans que personne ne dise rien ?

L’homme était retourné dans la maison pour chercher deux bières fraîches. Il en donna une à Sylvio et but la sienne d’un trait. 

- Ici : tu dis rien sur les autres, comme ça, on dit rien sur toi : c’est comme ça.

- Alors pourquoi tu m’as aidé ?

- C’est la gamine qui m’a obligé.

- Obligé ? 

L’homme était parti se rechercher une bière. Sylvio le suivit.

- Obligé pourquoi ? C’est pas toi qui m’a donné la photo du tiki colorié ? C’est pas toi ?

L’homme s’était tourné et regardait la télé. Sylvio entendit du bruit dans le fond de la pièce. Il s’approcha. Une jeune fille était assise sur un bout de matelas, dans l’ombre. Il s’accroupit doucement. Elle baissa les yeux comme honteuse.

- L’enveloppe, c’est moi qui l’ai mise sur ton bureau après l'école. C’est moi qui l’ai colorié avec mes stylos. La photo, je l’ai découpée dans un livre de la bibliothèque... pour que tu comprennes.

- Et pourquoi t’as obligé ton père à me parler ?

- Pour qu’il arrête... pour qu’il laisse maman. Moi je reviens ici, je lui ai dit, mais tu laisses maman partir. Je veux plus qu’il la tape, ni les petits. Moi je reste, je lui ai dit : j’ai promis.

Sylvio la regarda : quinze ans, une peau de miel, des grands yeux noirs, des cheveux coiffés en chignon sur une nuque gracile... une biche aux pays des loups.


On a trouvé plusieurs pointeurs lasers dans le faré de la colline. Les fils ont avoué et dénoncé le père. Toute la famille a été écrouée avec des degrés divers de responsabilité. La fille a été placée en foyer, elle n’a eu aucune nouvelle de sa mère et de ses frères et soeurs. Depuis au PK 18,5 on n'entend plus le tiki siffleur. Mais on raconte que les morts reviennent et qu’ils auraient provoqué d’autres accidents : la faute au tùpapa’u ! Pas au bringue au mauvais whisky et au pakalolo...







La mutation





Depuis qu’il avait reçu le mail de confirmation, il ne tenait plus en place. Toute la journée, il s’était préparé mentalement au combat. Il avait affûté chaque réplique, pesé chaque argument,  choisi chaque mot et répété dans sa tête toute la journée. Quand, enfin ce fut l’heure de partir il était chaud bouillant. Les dix minutes de son trajet habituel lui permirent de se calmer un peu. Mais c’est avec une détermination absolue qu’il passa le seuil de sa maison. 
 
Elle était vide. Il était gonflé à bloc en arrivant, mais là, il se sentait ramollir.

Ça lui faisait toujours ça quand il mettait les pieds dans cette foutue baraque : c’était son territoire à elle. Tout était à sa place, rangé, épousseté, les photos des enfants bébés, ados et aujourd’hui adultes. Avec fiancées ou sans, puis mariés, en groupe ou isolés, ils étaient partout. Le pot de yaourt peint avec soin, par le plus vieux, à côté du portrait en carton doré du dernier-né, c’était un véritable sanctuaire, qui lui donnait la gerbe.
Un grand verre de whisky à la main, il s’écroula  dans son fauteuil vert pisseux. Juste en face de l’écran de télé plat, géant et plasma qu’on lui avait offert pour ses cinquante ans. C’était sa place à lui, comme un chien, son panier. Il n’avait pas oublié de poser un sous-verre, sur la table pour les traces, brave bête. 

Et puis il avait contemplé la déco du salon dans un gros soupir de fatigue.

Putain, 25 ans ! Cela faisait 25 ans que plus rien ne bougeait dans sa foutue vie ! 25 ans qu’il vivait dans cette maison où rien ne lui ressemblait ! 25 ans qu’il posait ces foutus dessous-de-verre avec leurs foutus dessins à la con ! Il avait bu d’un trait, avait observé méchamment le carton, puis l’avait envoyé valdinguer. Et hop ! Ras le bol de toutes  ses maniaqueries.

·      Bin ! qu’est-ce qui te prend ?

Elle l’avait regardé, affolée, et s’était précipitée pour ramasser le machin. Il ne l’avait pas attendu rentrer. Il avait sursauté comme un gamin pris en faute.

·      Mais t’es pas bien ??

Elle avait soulevé le verre et remis le bout de carton. Il s’était redressé et l’avait toisé l’air mauvais.

·      Et toi ? Tu étais où ? On peut savoir ? 

Elle avait soupiré.

·      Mais c’est mercredi, tu sais bien. J’étais chez Ta fille. 
   Tu sais celle qui a un enfant, ton petit-fils Marc-Antoine, que je le garde tous les mercredis.
    Depuis un an maintenant.


Elle avait bien détaché les syllabes : TA- fille- TON- gnagnagna et puis ce prénom ridicule ! mais il connaissait trop bien ce ton aigre qui vire vite au règlement de compte. Il ne se sentait plus d’attaque. Il avait rentré la tête dans les épaules, les mains dans les poches comme   avalé par son fauteuil. Il s’était servi plusieurs verres. Puis il avait zappé comme un demeuré jusqu’au dîner. Comme tous les soirs depuis 25 ans.

Lorsqu’il a réussi à lui cracher le morceau, il avait tout imaginé mais vraiment pas ce qu’elle allait lui sortir. Ils étaient couchés depuis un moment déjà, cul contre-cul. Il lui avait parlé en fixant le mur. C’était plus facile loin de ce regard qui lui disait «  pauvre merde » en silence.

D’abord son ton avait été neutre, pour ne pas qu’elle s’emballe et puis il était devenu plus ferme, plus viril. En gros, il avait toujours fermé sa gueule mais là, il y avait overdose. Il voulait partir loin, déménager, changer de vie. Il avait demandé une mutation et elle avait été acceptée. C’était la chance de leur vie. Il parla un long moment puis à court d’argument, il arrêta net.

À côté de lui, il sentit le corps de sa femme se crisper, sa respiration devenir sifflante. Un silence pesant s’installa puis elle lui balança :

·      Tu sais… Je ne suis pas hostile à l’idée de partir à l’étranger... mais je te rappelle que nous avons 2 animaux. Qu’allons-nous en faire ? C’est une grande responsabilité. Il faudra attendre qu’ils meurent et après si tu veux, nous pourrons étudier une destination ensemble. C’est juste l’affaire de quelques années…

Il avait été sidéré par sa tournure d’esprit. Il avait tout envisagé mais alors ça ! elle était beaucoup plus atteinte qu’il ne pensait.

Fixant le mur à nouveau, il s’est vu enterré vivant.

Il avait fanfaronné lors de l’entretien: bien sûr que sa femme était folle de joie à l’idée de partir en Polynésie Française ! Pour une fois, il avait tout bon : l’ancienneté, le grade, l’expérience, en couple sans enfants à charge et surtout… la motivation !

C’est cela qui avait joué en sa faveur. Il avait plu, avec son  enthousiasme - si rare à son âge - lui avait-on dit. Mais, attention ! méfiez-vous : c’est difficile, l’éloignement, l’isolement, on ne se rend pas compte… C’est pour cela que l’on demande des agents en couple, seul on ne tient pas ! ou alors on trouve sur place et l’on ne revient plus jamais !! Ils avaient ri. Lui avait dit :  Houlalala ! avec moi ça ne risque pas d’arriver, nous sommes très soudés avec ma femme ! 

Soudé, tu parles !! Il était coulé dans du béton, oui !

Elle fera tout pour l’empêcher d’y aller. Comme elle l’avait déjà fait, par le passé sous des prétextes divers et variés. Aujourd’hui, elle ira porter plainte, prévenir sa hiérarchie, alerter l’assistance sociale. Elle fera intervenir le juge des affaires familiales. Elle l’attaquera pour abandon de domicile conjugal. Et un divorce mettra des mois à se finaliser.

La Polynésie française : rien que le nom de la destination le faisait frémir d’envie. Il enrageait d’impuissance.
Il en aurait pleuré.
Il avait 53 ans. Depuis combien de temps attendait-il ?
Mais il était déterminé : il irait vaille que vaille ! Peut-être sera-il de ceux qui ne reviennent pas et qui font si peur à l’administration française ? Il en avait  tremblé d’excitation.

Au bureau, il avait confirmé sa venue à Tahiti et demanda un report de dates pour son départ. La réponse fut positive. Le processus était engagé. 
Il avait mesuré : il ne  lui restait  plus que 7 mois pour convaincre sa moitié de partir avec lui. Il avait dû calculer au plus juste.

Le plus facile à éliminer fut le chat. Il l’avait attrapé un mercredi - jour de garde du petit baveux - l’avait fourré dans un sac et l’avait lâché à quelques kilomètres de la maison dans une forêt sombre. Le gros animal avait juste couru 20 mètres, puis s’était arrêté net et avait planté son regard pailleté dans les yeux du traître. L’homme avait refoulé sa mauvaise conscience en gueulant de toutes ses forces, derrière le chat. Activité qui lui avait fait le plus grand bien. Quand  il s’était remis au volant, il avait ricané en pensant au nombre de chats qu’elle avait eu : 6 ou 7 ? Il aurait dû faire ça plus souvent !

Après il lui avait fallu jouer la comédie. Écouter sa femme se lamenter, faire des affichettes pour prévenir tout le quartier, crier  "pompon, pompon""avec un maximum de crédibilité. Feindre l’étonnement, la compassion et consoler sa femme.

Et il s’était rendu compte qu’il faisait ça très bien. Elle avait pleuré beaucoup. Il commençait à perdre patience quand elle  trouva seule la raison de l’absence du vilain matou. Une affaire de trafic d’animaux volés avait fait la une de tous les journaux. Juste à temps pour la convaincre tout à fait que Pompon avait été enlevé. Elle se rapprochait maintenant de ce mari plus attentif. Ils parvenaient même à évoquer leur éventuel départ pour les îles quand ils étaient tous les deux. Mais ce qui accéléra vraiment le processus de rapprochement des deux époux fut la rapide dégradation des relations de la mère avec sa fille. Elles semblaient toutes les deux en compétition face au petit Marc-Antoine qui réclamait sa mamie, une mamie ravie par cette demande. Mais la mère du garçonnet voulait maintenir à distance, cette grand-mère trop envahissante à son goût.

Lors d’une énième dispute, l’aïeule déchue avait même clamé haut et fort que de toute façon : ils allaient partir à Tahiti et elle ne s’occuperait plus que de son cul à elle, comme ça il n’y aurait plus de problème ! Le mari comblé n’avait pipé mot et avait savouré la victoire prochaine en sirotant un petit verre. Il fallait attendre encore un peu.

Au bureau il  travaillait bien et semblait fort épanoui par la nouvelle vie qui l’attendait. Personne ne  pouvait soupçonner la gymnastique  physique et mentale à laquelle il se livrait tous les jours pour obtenir la confiance de sa femme. Il essayait de la combler à tous les niveaux : il l’écoutait, allait au jardin avec elle, au restaurant, faire les courses à super machin chose, il faisait même la vaisselle et lui laissait le choix du programme télé. Au lit, il était plus prévenant, plus imaginatif. Elle, méfiante au début, semblait retrouver l’homme dont elle était tombé amoureuse. Elle le regardait d’un meilleur oeil et prenait même plaisir à être avec lui.

Il ne lui restait plus que quelques semaines pour supprimer le dernier obstacle : le chien.

Il avait beau réfléchir à une solution douce, il butait toujours sur le fait qu’il avait une puce. 
Une saleté de puce électronique et il était fiché, comme tous les animaux à pedigree. C’était un « border colley » : ce genre de chien à la con qui est reconnaissable dans un rayon de 50 kilomètres. Pas du tout gentil, arrogant, haut sur pattes, poil long et ouvragé, assez classe mais bête comme un âne : il aboyait pour un rien. Myope comme une taupe, il était jeune, 5 ans et ce genre d’abruti, ça vit 20 ans. Avec régime approprié, coiffeur et même dentiste, toujours collé à sa maîtresse. Elle était devenue encore plus mère poule. Elle ne lâchait plus la laisse de son toutou et veillait à ne pas le laisser seul trop longtemps dans le jardin. Lui ne s’en était jamais occupé. Il ne voulait pas éveiller les soupçons en étant trop servile. Il avait beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, il revenait toujours au point de départ : il fallait le buter.

Un matin ce fut le bon.

Il avait juste laissé entrouvert le portillon de devant. Deux heures qu’il attendait, planqué dans sa voiture, au bout de la rue. Elle avait donné des consignes strictes concernant ce portillon qui devait toujours être fermé à double tour. La consigne  fut pour les enfants quand ils étaient petits puis pour ce con de chien. Il avait dû dégripper la serrure à coup de bombe et marteau pour l’ouvrir, tellement elle était rouillée. Il avait fait ça la nuit, priant le bon Dieu qu’elle ne se réveilla pas. Le matin, en partant il avait juste laissé le portillon entrebâillé. La fenêtre de la cuisine donnait juste sur ce côté-là de la maison. Il avait rampé comme un sioux pour l’ouvrir puis était parti à son horaire habituel.

Maintenant il était posté dans sa voiture depuis un bon moment. Il était prêt à renoncer quand il vit le museau du chien dans l’entrebâillement. Enfin ! L’animal a humé le vent de la liberté. Ça a duré des plombes. Peut-être trop éduqué, trop propre, plus assez chien ? L’homme regardait son manège en bouillonnant devant tant de manières :  "vas-y ! bordel ! T’es un cleps ! T ’es pas programmé pour vivre dans un salon, débile dégénéré !"

La bête a gratté, gratté, s’est énervée sur l’étroitesse du passage. Puis le  portillon s’est ouvert d’un coup. Quand le chien a franchi la petite porte, tout excité par son audace et qu’il s’est élancé sur la route, fier, altier, presque transcendé par la liberté… La voiture grise ne lui a laissé aucune chance. Elle roulait très vite et n’a pas freiné un seul instant. L’animal a été fauché en pleine gloire. Il a été projeté dans les airs puis il est tombé lourdement sur le trottoir d’en face, la gueule explosée.

Le  gros problème de l’histoire c’est que, les mains dans la vaisselle, sa maîtresse, inquiète depuis quelques minutes, regardait par la fenêtre. Et elle avait tout vu : le chien qui se sauvait et la voiture à pleine vitesse qui l’avait percuté. Le véhicule avait  délibérément écrasé la pauvre bête ! Quand elle s’est précipitée, épouvantée, son chien était mort. La voiture était déjà loin.

C’était une voiture grise.
Une laguna grise.
Une laguna turbo diesel grise
Une laguna turbo diesel grise, avec un autocollant idiot derrière...

Exactement la même couleur, la même marque, la même cylindrée et le même autocollant idiot... que celle de son mari.

Il était rentré comme d’habitude à 18h. Il avait senti comme une sorte de tension dans la maison vide mais il s’était dirigé vers le meuble à alcools, comme si de rien n’était, pour se servir le premier verre de la soirée. Puis il s’était assis à sa place et avait allumé la télé.

Il s’est levé de son fauteuil quand il l’a vu rentrer par la porte du cellier.

Il n’a pas compris tout de suite.

Elle tenait le fusil de chasse de son père. Elle avait un visage ravagé par les larmes et la fureur. Il a voulu dire un mot, mais la charge de chevrotine à sanglier l’avait déjà presque coupé en deux. Alors elle lui a lui lancé dans un sourire désespéré.

-       TAHITI  : mais t’iras jamais pauvre merde !

Puis elle lui a tiré l’autre cartouche en pleine tête.

Des bouts de sa cervelle ont éclaboussé la carte géante de Polynésie française, qu’il avait punaisé avec soin,  sur le mur du salon. Comme autant de nouvelles îles, tous ces petits morceaux de lui, enfin arrivés, dans le Pacifique Sud...








31.5.12

Pourquoi Hotu Painu ?





Le hotu painu est la graine de l'arbre hotu. Cette graine s'envole, dérive et peut se perdre dans la mer... En tahitien, l'expression être un "hotu painu" c'est être un étranger du fenua. Les polynésiens, loin de leur fenua, deviennent aussi des "hotu painu".

On le dit aussi des personnes qui résident quelques temps en Polynésie française sans se fixer. Je fais partie de ces gens -là. Après quelques années passées à Tahiti, je partirais.

Je le sais. C'est écrit, il faut juste se faire à l'idée. Ne pas se fixer pour ne pas être arraché. Ne rien promettre, ne rien espérer, être juste là quelques temps sans devenir un profiteur, un spectateur, un touriste de passage... 

Vivre au présent, aller au marché, au travail, chercher les enfants à l'école, s'activer dans l'île sans se projeter, sans chercher d'appartenance, de connivence,  de complicité. Sans chercher un quelconque espoir de légitimité et de reconnaissance. Rester lucide sur son état d'itinérant. Savoir être, à la fois sincère et vrai, sans laisser son coeur trop s'attacher. 

Un bel exercice de haute voltige affective.

Je crois que je ne sais pas être un bon hotu painu. Je ne sais pas être légère et portée par le vent chaud des mers du Sud. Mon coeur cogne et s'épuise à force de contrôle. Mon cerveau bouillonne de trop vouloir comprendre. Je m'accroche à chaque foulée dans ce pays de fous. Malgré ma volonté de poser des limites, des sentiments s'imposent à moi et me tordent le coeur autant qu'ils le caressent. Des sentiments contradictoires, énervants, excitants, épuisants mais vivants ! J'ai renoncé à les dompter et plutôt que de les ignorer, j'en ai fait des histoires qui sont devenues des nouvelles.

Certaines parlent de la France, d'autres de la Polynésie, beaucoup frémissent de violence et d'autres sont plus tendres.  

Je vous invite à partager ces moments en lisant mes nouvelles.

Odile Dufant, Tahiti 2012.