La femme était d’un calme sidérant. Tous les gendarmes allaient et venaient dans la grande maison. Sylvio regardait ses hommes. Il savait que beaucoup s’activaient pour ne pas avoir à penser à l’horreur de la situation. Elle était debout, immobile au milieu de la pièce avec tout ce monde autour. Elle avait une posture de vedette hollywoodienne, royale et, à ses pieds, 3 corps.
Trois petits corps enveloppés dans un drap chacun, un drap d’enfant bariolé, avec des motifs de héros de dessins animés.
Elle avait appelé la gendarmerie vers 20 heures. Elle leur avait donné l’adresse d’une façon précise. Quand elle leur avait ouvert la porte comme on reçoit des amis, avec le sourire, elle leur avait dit « je vous attendais ». Elle les a précédés pour leur montrer « ce qu’elle avait fait ce soir ». Sylvio et ses hommes l’avaient suivi traversant le hall cathédrale de la grande maison à l’Américaine. Beaucoup avaient levé la tête en réprimant un oh ! d’exclamation. Elle les avait conduit au salon. Un salon de cuir blanc très chic, qui donnait sur une terrasse, très classe. Au loin, une grande cascade tombait dans une piscine très belle. Sylvio notait avec application, l’exacte description de ce qu’il voyait et entendait. C’était son métier. Loin de lui, un quelconque jugement sur le lieu où la maîtresse de maison qui lui racontait sa soirée.
En apparence seulement car son estomac se rétractait à chaque phrase et menaçait de renvoyer le sashimi qu’il venait d’ingurgiter trop rapidement.
Les corps étaient rangés par ordre décroissant, couchés sur le sol du salon. Ils ont défait les draps. Ils ont sorti les dépouilles. La mère s’était assise dans un fauteuil pour les regarder faire, Sylvio à ses côtés. Il articulait chaque syllabe pour réprimer ses nausées. Mais elle n’avait pas relevé son malaise et avait répondu à toutes ses questions froidement.
Oui, elle les avait drogué à l’heure du goûter. Oui, c’était dans la baignoire qu’elle les avait noyés, à tour de rôle, le grand d’abord puis les petits. Elle les avait lavés, peignés et mis en pyjama. Ils avaient l’air tellement sages, couchés par terre, les yeux clos. Trois petits anges qu’elle regardait. Elle les avait nommé en les désignant à tour de rôle : Edouard cinq ans, Marie trois ans et le petit Jean, un an. Pour un peu ils auraient fait une jolie révérence. Sylvio avait consigné les prénoms puis s’était levé pour aller vomir.
Quand il revint, il sortit sur la terrasse pour fumer une cigarette. Il respira profondément en regardant le panorama. La mer au loin soupoudrée de paillettes argentées, la silhouette des montagnes de l’île de Moorea sur le ciel étoilé, le port de plaisance et tous ses beaux bateaux, le jardin paysager parfait qui embaumait le tiaré : tout était à sa place dans ce décor de rêve. Il faisait doux et il entendait au loin très loin, le bruit des chiens, des coqs et de la populasse d’en bas..
Ce quartier est un vrai ghetto de riches, s’est dit Sylvio en balançant sa cigarette dans la piscine.
Quand il est revenu au salon, elle lui avait presque sauté dessus. Sa belle prestance en avait pris un coup et elle éructait à deux centimètres de sa figure.
- Leur père, il est parti, vous comprenez ? Avec la petite, qui venait garder les enfants : bien évidemment. Une petite vahiné toute discrète mais avec des seins et un cul de vingt ans. Je ne suis pas originale n’est-ce pas ? et me voilà ! moi plantée dans cette foutue baraque à 20 000 Km de ma famille et de mes amis et tout ça pour lui : Monsieur le grand chirurgien aux mains d’or ! Aux mains d’or et à la bite en l’air !
- Calmez vous Madame. Asseyez-vous !
Silvio la prit par les avant-bras pour l’éloigner de son visage. Son haleine sentait l’alcool et le désespoir. Il l’obligea à s’asseoir. Elle se tassa sur son fauteuil et murmura plaintive.
- Vous savez : il m’a dit que, elle, au moins elle était gentille et douce. Et qu’elle s’occupait bien de lui...
Elle se redressa et beugla.
- Mais les hommes, c’est tous les mêmes ! dés qu’ils en trouvent une qui les sucent : il n’y a plus personne à la maison !
Elle continua à insulter le père de ses enfants un bon moment.
Sylvio la laissa faire. Cette perte de contrôle la rendait plus humaine. Le vernis se fissurait et sa petite personnalité masquée se révélait. Son langage était d’une vulgarité sans nom. Comme ces personnes qui,en sortant d’anesthésie, profèrent des chapelets de jurons incroyables, c’était assez fascinant...
Un des hommes de Sylvio le secoua.
- Faut qu’elle se calme la dame parce que nous on en a marre ! C’est pas possible de parler comme ça !
Sylvio avait souri. Le gendarme choqué était un rude gaillard au cou de taureau, tatoué des pieds à la tête, un champion de Rurutu qui pesait dans les 150 Kilos. Il avait regardé la femme avec l’air mauvais des guerriers maori. Elle s’était calmée d’un coup. Elle s’était recoiffée dans un tic nerveux et se tenait à nouveau bien droite dans son fauteuil blanc. Il alla prendre un verre d’eau et lui tendit. Elle refusa.
- Je préférais un whisky.
- Vous avez assez bu pour ce soir. Pourquoi vous en prendre aux enfants ? Ils y étaient pour rien dans vos histoires.
- Ah ! mais non, c’est trop facile ! Moi je lui élève ses enfants et lui, il s’éclate dans sa nouvelle vie avec la petite pute. Et parlons-en de sa descendance, si c’est pour qu’ils lui ressemblent et me laissent tomber : merci !
- Mais les services sociaux ? Ils pouvaient vous aider, les placer quelque temps…
- Ah ! jamais de la vie ! Dans ma famille : cela ne se fait pas ! Il est parti : voilà, ce qui arrive. On ne peut pas tout avoir. C’est bien fait pour lui ! Moi je ne suis pas de ce genre de femme qui va pleurer chez les assistantes sociales…
Il avait continué à noter ce qu’elle disait. Un de ses hommes était sorti brusquement de la pièce. Il était sorti pour ne pas la frapper, il le savait. Il connaissait bien ses collègues polynésiens. Quand ils avaient emballé les petits corps pour les placer dans le fourgon, elle avait ajusté sa jupe et ajouté en regardant ses ongles.
- De toute façon, moi, je n’ai jamais ennuyé les autres, avec mes problèmes. Quand j’avais des chats, les chatons : je les noyais et j’en ne faisais pas toute une histoire. Si chacun balayait devant sa porte, le monde se porterait mieux.
Il avait juste levé son stylo pour la regarder. Elle était tellement pathétique, avec son accent snob, tellement fragile aussi. Ils l’avaient embarqué, elle et ses cheveux blonds, sa silhouette impeccable, son bronzage parfait. Elle, et sa vie de femme mariée à un homme de « catégorie socio-professionnelle supérieure », enfermée dans une cage dorée dans une des plus belle île du Pacifique sud, elle, que la solitude et l’isolement, avaient rendu complètement folle.
Les gendarmes ont posé les scellés sur la porte de la grande villa, sur les hauteurs de la côte Ouest de Tahiti. Ces demeures qui font rêver quand on feuillette les photos des magazines de déco. Où tout est à sa place : le moindre objet, le moindre coussin, la moindre photo de famille où sourient les enfants. Trois petits anges blonds rangés en ordre décroissant, l’aîné d’abord, les petits ensuite... des enfants de décor.
Il était resté un long moment dehors à fumer plusieurs cigarettes à la suite. Puis il est parti. Il était tard. Il avait mal à l’estomac. Il avait fini sa journée. Une putain de journée presque ordinaire, il avait l’habitude. C’était son métier.
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