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22.11.12

Le bruit des vagues sur le récif















Quand l’avion a amorcé sa descente, elle dormait profondément. On lui avait conseillé de dormir sur le vol Paris-Los Angeles mais de rester éveillée sur le tronçon Los Angeles-Papeete. Elle avait bien essayé mais trop énervée sur le premier vol, elle n’avait pas fermé l’œil une seconde. Vaincue par plus de vingt heures sans sommeil, elle était tombée, la tête sur la poitrine, peu après le repas. Ce sont les chuchotements d’admiration des passagers, près des hublots qui l’avaient réveillé. Prisonnière au centre de l’appareil, elle ne pouvait pas voir les montagnes, ni les couleurs du lagon de Tahiti. Elle se tenait donc bien droite et respirait doucement pour essayer de calmer la vague d’émotion qui montait en elle. Elle était là, enfin. Elle arrivait en Polynésie française. Lentement, à la suite de la colonne humaine, elle était sortie de l’appareil à petits pas. Arrivée sur la passerelle, les rayons d’un soleil éclatant lui ont piqué les yeux. Elle respirait profondément un air chaud et humide qui mélangeait l’odeur des fleurs, de la mer et du goudron chaud. Son jean épais lui rappela qu’il faisait trente degrés. Elle se débarrassa de son gilet de coton gris. Elle s’aperçut alors qu’elle était habillée des teintes sombres des contrées froides, au  pays  de la couleur et de la lumière. En descendant les escaliers, elle reconnut le son du ukulélé. Son cœur s’emballa. La voilà, l’émotion des retrouvailles, elle commençait à poindre son nez. Ses yeux se remplirent de larmes. Ses jambes flageolèrent. En rentrant dans l’aéroport, petit et un peu délabré, elle reprit vite ses esprits. Une jeune vahiné dansait devant un trio de musiciens locaux blasés. La chaleur malgré les brasseurs d’air du plafond était étouffante. Il émanait des passagers en rangs serrés, une odeur de transpiration aigre. Tout le monde prenait avec soulagement la petite fleur de tiare que donnait une hôtesse. L’odeur de la fleur mise sur l’oreille permettait de mieux supporter l’interminable attente du passage à l’immigration. Seuls deux guichets étaient ouverts pour plus de deux cents passagers. Tahiti était bien un tout petit pays malgré son image sublimée.  Son passeport enfin tamponné et sa valise récupérée, elle s’engagea vers la sortie.

La porte automatique s’était ouverte sur la vie du dehors, comme le rideau d’un théâtre. Le brouhaha de la foule monta d’un cran, tous les visages étaient braqués sur elle, les couronnes de fleurs aux parfums enivrants pendaient aux coudes, aux bras, aux panneaux en bois des hôtels, plusieurs personnes tendaient des ardoises avec des noms inscrits souvent à consonances américaines. Les clans des familles faisaient des grands signes aux arrivants, les enfants aux pieds nus dansaient sur le carrelage à grands renforts de rires et de bousculades.

Mais pour elle, personne n’était venu.

En sortant de l’aéroport de Faa’a, elle remarqua tout de suite l’hôtel qu’elle avait réservé. Il était juste en face. Elle passa devant un petit faré où plusieurs mamies préparaient les colliers de fleurs pour les arrivées, de coquillages pour les retours. Elles lui firent signe de venir, la saluèrent d’un « iaorana » et de beaux sourires édentés. Mais elle se sauva en regardant par terre, traînant derrière elle, sa grosse valise à roulettes. Le parfum des fleurs de tiare ou de frangipanier embaumait l’air. Cette senteur entêtante  la suivit presque jusqu’à la route. Sur le trottoir, c’était une autre odeur qui lui sauta aux narines. Celle des poubelles alignées au bord de la route. Décidemment c’était bien le pays de contrastes que lui avait narré son père Julien. «  Méfie-toi petite fille, du chant des sirènes de Tahiti. J’en connais plus d’un qui est revenu  déçu et défait de ces îles paradis. La réalité n’est pas la carte postale… » Une pluie soudaine, violente et grise vint accentuer ce sentiment d’incertitude. Le ciel si bleu encore tout à l’heure s’était brouillé et la pluie tropicale inonda la route en quelques minutes. Plus tard, le nez à la fenêtre de sa chambre, elle regardait les gros quatre-quatre américains passer dans des gerbes d’écume blanche, sur la route grise. Etait-elle vraiment à Tahiti ? Il lui restait quelques heures à tuer jusqu’au soir. Demain matin, elle prendra un autre avion pour son île. Elle se mit à rêver d’un accueil à la polynésienne, comme elle venait de voir. Toute sa famille sera là, les bébés et les anciens, les taties, les tontons. Au son des guitares et des ukulélés, des chants et des rires, elle croulera sous les colliers de fleurs.

Elle souriait à la fenêtre du quatrième étage de la chambre 402, d’un hôtel milieu de gamme, au genre faussement américain. La climatisation ronronnait, la télévision égrenait les drames du monde entier, elle s’endormit. Elle venait d’avoir trente ans et ne savait toujours pas qui elle était vraiment.

Son rêve de retour triomphant lui avait permis de passer une vraie nuit réparatrice. Elle s’était réveillée vers cinq heures du matin. Elle se sentait prête à vivre pleinement ce retour aux sources qu’elle savait salutaire. Douchée et légèrement maquillée, elle se tenait assise devant sa valise ouverte, soudain incapable de choisir un quelconque vêtement. Comment fallait-elle qu’elle se RE-présente ? Comme une Française habillée d’une robe droite en lin beige, la robe « passe-partout » qu’elle aimait ? Ou de ce tee-shirt vert et bermuda kaki, très - vacances aux tropiques-? Kaki, beige, noir, vert ou marron : elle contemplait les couleurs du contenu de sa valise européenne. Elle allait vite se refaire une garde robe ici, avec du rouge et de l’orange, du bleu turquoise, du jaune et du rose vif : des couleurs de son pays, la Polynésie ! Puis elle soupira. Découragée, elle repoussa sa valise. Qu’allait-elle faire de toutes ces couleurs que l’on risque de juger vulgaires à son retour ? Elle s’observa longuement dans le miroir en face d’elle. Quand allait-elle enfin assumer son appartenance, sa couleur de peau, les traits de son visage si typiques  ? En France, les imbéciles la confondaient souvent avec une Pakistanaise ou chez ses parents, dans les Pyrénées-Orientales, avec une gitane. «Tu es foncée en dehors mais blanche à l’intérieur, comme un oeuf Kinder Surprise » lui disait son père Julien en riant. Quand elle était enfant et qu’elle rentrait de l’école, blessée par des paroles racistes ou un vilain regard, sa maman Alice  lui disait toujours « Toi, tu es plus forte qu’eux parce que tu as deux cultures et deux familles, deux pays et même deux papas et deux mamans, tout est double chez toi donc tu es deux fois plus forte que ceux-là ! » Elle ne comprenait  pas toute l’étendue de ce message à l’époque, mais cela la réconfortait. Maman Alice voyait toujours quand elle était malheureuse. Elle trouvait les mots qui la réconfortaient. Depuis sa mort, la jeune femme avait dû se construire seule. Comment faire quand on est une petite fille de huit ans, face au vide laissé par la mort d’une maman ?  Quand on est un tout petit enfant devant la désolation d’une vie de famille dévastée, avec un père déboussolé à moitié fou de chagrin ?
Elle s’était renfermée, faisant le moins de bruit possible dans la grande maison vide, travaillant bien à l’école, grandissant d’un seul coup pour mieux assumer les tâches ménagères et les années sont passées sans que jamais, elle ne se plaigne de rien. Mais elle rêvait souvent à son autre famille de l’autre côté des océans. Elle s’était inventé une sœur imaginaire à qui elle parlait souvent. Cette sœur de fiction lui était d’un grand réconfort. Elle était toujours là. Elle lui racontait tout. Elle lui parle encore aujourd’hui quand elle perd un peu les pédales et que son cœur est triste.

Elle chassa ces mauvais souvenirs, en sortant de la valise un haut à bretelles à fleurs et un short violet. À sept heures, un petit-déjeuner continental  vite avalé dans le ventre, elle repassa devant l’alignement des poubelles en retenant sa respiration et devant le fare artisanal où les mamies continuaient leur ouvrage. Dans la salle d’embarquement d’Air Tahiti, elle avait  bien trois heures d’attente avant de prendre le vol qui la ramènera chez elle. Chez elle ? Mais chez elle, c’était son petit village à côté de Saint-Cyprien. De son appartement, on pouvait voir la mer. Depuis qu’elle était petite, elle adorait la mer, l’eau, se baigner, nager, patauger, plonger. « Ce sont tes gènes qui parlent, tu es issue d’une famille de pêcheurs «  lui disait son père Julien, du temps où il était heureux. « À Tikehau, ta maison était à deux cents mètres du lagon. Tes frères et sœurs étaient tout le temps dans l’eau. » Alice et Julien adoraient la mer aussi. Ils pratiquaient la plongée sous-marine. Ils étaient venus en Polynésie pour vivre un rêve. Ils étaient jeunes, beaux et croquaient la vie à pleines dents. Ils étaient enseignants tous les deux et avaient signé un contrat pour quatre ans. De ces quatre années merveilleuses, ils avaient ramené un très joli souvenir : une petite poupée brune aux cheveux de jais. Bébé Maimiti avait quatre mois quand elle rencontra ceux qui allaient devenir ses parents adoptifs. Son père et sa mère biologiques, parents de huit enfants habitaient la maison à côté. Sa maman Alice passait beaucoup de temps avec son autre maman, Tiare. Elles étaient devenues amies. Alice dans la confidence, lui avait avoué qu’elle ne pouvait pas concevoir d’enfant. La maison des instituteurs était grande et vide. La petite demeure voisine débordait d’enfants, de cris et de fureur souvent. Un jour où la vie avait été un peu plus dure pour elle, Maman Tiare proposa à Alice, bébé Maimiti qu’elle tenait dans ses bras. « Si tu veux, je te donne. Tu lui feras une belle vie, elle fera des études et tu reviendras nous la montrer. Ce sera ton enfant fa’a’amu. » Avec l’accord des deux pères, le bébé changea de maison. On fit les papiers sans plus de cérémonie. Quand la petite famille farani est partie, tout le monde a pleuré en se jurant de donner des nouvelles. Et la vie fit le reste. Le pacte a été rompu. Les gardiennes du contrat étaient les mamans. Mais Alice s’était tuée dans un accident de voiture. Julien, brisé n’avait jamais averti la famille de Tikehau, du drame qui les touchait. La petite fille fa’a’amu a grandi, sans plus aucun contact  avec sa deuxième famille. Même pendant son adolescence, elle a poursuivi ses études sagement. Elle ne voulait surtout pas charger du poids de son existence, un père fragile et dépressif. Elle était devenue secrétaire, dans un grand cabinet médical. Elle s’était mariée avec un gentil garçon Bruno, qui l’avait poussé à réaliser ce grand voyage. Avec leurs deux petits salaires, ils avaient économisé sous après sous. Et le rêve était devenu réalité.

L’enfant fa’a’amu rebaptisé Océane revenait au fenua, après vingt-sept ans d’absence. Ce voyage était très important pour elle, qui vivait depuis trop longtemps une souffrance muette. Bruno et elle désiraient un bébé, depuis quelques années. Alors que tout était normal physiologiquement pour le couple, cet enfant ne venait pas. Un jour Océane affirma à son mari, qu’elle était sûrement stérile comme sa mère. Le trouble qui suivit alerta le jeune homme. La mère biologique d’Océane n’était pas stérile, bien au contraire. Océane avait oublié qu’elle était une fille des îles. Il fallait qu’elle renoue avec son passé pour rééquilibrer son présent. Il fallait qu’elle fasse ce grand voyage pour  redevenir entière et restaurer sa partie polynésienne, qu’elle avait enterré au plus profond d’elle même.

Dans la salle d’embarquement au bout du monde, la jeune femme aurait tant aimé avoir Bruno, son amoureux, son tendre confident à côté d’elle. Elle se sentait terriblement seule. Elle essayait depuis quelques minutes de maîtriser une grosse boule d’angoisse qui lui serrait la poitrine. Elle regardait les autres personnes assises, tranquilles et calmes. Une tatie avec un joli chapeau fleuri à côté d’elle lui souriait et lui parlait tahitien en rigolant. Océane aimait le rire des gens d’ici : un rire de gorge un peu enfantin, léger. Elle entendait ces rires partout. Elle vit le geste de placer ses mains devant sa bouche chez deux jeunes filles en face d’elle. Océane riait comme cela aussi. C’était étrange pour elle, de se retrouver dans beaucoup d’attitude, une façon de tenir sa tête, de marcher les genoux serrés ou de s’asseoir sans croiser les jambes...

Enfin, son vol fut annoncé. Elle monta dans un petit bimoteur où elle s’installa, tout heureuse, côté hublot. Son cœur battait. Dans moins d’une heure, elle reverrait son île, sa terre, sa famille, ses frères et sœurs. Elle s’émerveilla pendant toute la durée du vol de ce paysage sublime qu’elle contemplait longuement. Elle était originaire de l’atoll de Tikehau, dans les Tuamotu. Elle admira pendant le survol de l’île, le cercle presque parfait de l’atoll et l’immensité du lagon. C’était difficile d’imaginer que des gens vivaient là, sur ces minces bandes de terres au milieu de nulle part. Le minuscule aérodrome accueillait la vingtaine de passagers qui débarquèrent de l’avion, happé par la fournaise que dégageait la piste. Océane était un peu sonnée par le choc du contraste entre ses deux mondes.  Elle souffrait de la morsure du soleil sur ses épaules. L’air chaud desséchait sa bouche et elle avait soif. Ici encore planait le doux parfum des colliers de fleurs. Les familles se retrouvaient avec fortes embrassades et accolades chaleureuses. Océane se tenait à l’écart. Julien lui avait donné ce qu’il lui restait de l’échange entre les deux familles. Un dossier jauni, avec son nom Océane écrit de la main de sa mère : à l’intérieur des papiers et des lettres, quelques photos des temps heureux et un tout petit bracelet en liane tressée. Elle n’avait prévenu personne. Elle voulait prendre le temps de la découverte. Elle avait essayé de regarder sur une carte où pouvait être la maison familiale mais elle avait vite renoncé. Une vahiné, un peu “ bimbo“ tenait un panneau avec son nom inscrit dessus «  Océane Martin, pension de la plage » Elle se présenta. « Ah ! c’est toi ? » fit étonnée la jeune femme, « je pensais voir une touriste ». Océane sourit en pensant : mais je suis une touriste, j’habite près des Pyrénées. Je ne connais rien à ce pays. Je ne fais que passer. Mais elle ne dit rien. «  Tu viens voir la famille ? » reprit l’autre. «  Oui, en quelque  sorte, des parents éloignés… »  Souffla t-elle en montant dans le fourgon de la pension. «  C’est quelle famille ? » Océane n’avait pas envie de continuer cet interrogatoire. Elle ne répondit pas et regarda dehors, l’enfilade des cocoteraies. La jeune femme rajusta ses lunettes Dior dernier cri, en lui montrant des petits farés dans un grand jardin. «  On est arrivé. Mon père va te faire visiter » puis elle la planta là, sa valise à la main. Pas très aimable l’accueil à la polynésienne, pensa Océane un peu découragée. Quand le patron arriva, il la salua et la dévisagea un long moment. Mais il ne dit rien. Il lui fit visiter la pension, lui donna les heures des repas, une brochure  d’activité  et quelques prospectus. Il tenait à sa disposition des kayaks et des vélos. Puis il disparut. Elle prit possession de son petit bungalow sur pilotis, qui donnait sur la plage : une merveille ! Une grande terrasse entièrement ouverte sur une chambre en bambous, des rideaux à motifs d’eucalyptus rouges, une salle de bain toute en teck. Elle se jeta sur le lit recouvert d’un tifaifai fleuri  en contemplant son nouvel univers. Au loin, une pirogue à moteur passait dans le lagon, le vent faisait bruisser les palmes des cocotiers, une poule caquetait et un chien aboyait…

Elle se sentait bien. Il fallait qu’elle reprenne des forces avant la grande confrontation. Elle décida de rester quelques jours  tranquille, pour se refaire une santé et bien s’acclimater.

Durant les journées suivantes, elle se baignait et nageait longtemps. Elle se délectait de mangues, de poissons grillés et autre thon cru au lait de coco. Elle ne faisait rien pendant des heures, assise à l’ombre des palétuviers ou alanguie dans le lagon. Elle s’était un peu promenée dans le village. Elle avait visité les quatre églises : la Catholique, la Protestante, la Sanito et l’Adventiste. Autant d’églises pour si peu d’habitants, elle ne comprenait rien à la complexité du monde spirituel polynésien. Elle saluait poliment les rares personnes qu’elle croisait. En regardant les photos dans son dossier jaune, elle reconnut quelques rues du village, le quai, les bateaux des pécheurs, les tas de coprah qui séchaient au soleil, la petite épicerie snack. Elle avait regardé longuement le portrait de sa mère biologique. Mais aucune émotion n’était remontée à la surface de son cœur. Elle avait lu les papiers administratifs qui ne lui avaient rien raconté de plus. Elle marchait pieds nus, simplement vêtue d’un paréo, les cheveux réunis en chignon sur sa nuque. Elle s’était approprié en trois jours la locale attitude d’une fille d’ici.

Elle se pensait anonyme. Mais les habitants de l’île qu’elle croisait en savaient bien plus sur elle, qu’elle ne pouvait l’imaginer.

Durant la quatrième journée, alors qu’elle prenait des photos du paysage, une jeune femme s’approcha d’elle, tout sourire. « Iaorana copine » Elle lui répondit en souriant aussi. La femme a continué avec son accent chantant «  Tu fais des photos ? C’est beau, ici. Mais les terres à toi, c’est là-bas, tu vois ? » Elle lui montrait une grande cocoteraie de l’autre côté de la route. « Pardon ? a sursauté Océane. «  Tu es bien revenue pour les terres, hein ? Ta sœur Hina, elle a dit ça. Ta mère, elle est malade et t’as pas été la voir encore. Tu attends quoi  ? » Océane a aussitôt rétorqué  «  Vous parlez de ma famille ? Mais je vais aller les voir, vous savez où est leur maison ? » La fille a crié, les sourcils froncés  «  Iiiiia ! Comment tu sais pas ? Keanu de la pension, il t’a reconnu à toi : Maimiti. Il faut y aller, c’est là-bas. » Elle a remontré l’endroit avec son doigt puis elle a braillé «  Moi je suis ta cousine Hinano, la fille de ta tatie Francine » Et elle est repartie aussi sec. Océane était soufflée. Comment savait-elle qui elle était ? Comment cela pouvait être possible ? Elle courut au bungalow, se changea puis sauta sur un vélo en direction de la grande cocoteraie, côté montagne. 

Elle n’avait pas eu de “flash“ sur des endroits, des senteurs ou des moments de son enfance. Agée de trois ans quand elle avait quitté son île, il devait lui rester des images enfouies dans ses souvenirs. Mais elle ne ressentait rien. Aucun endroit, aucune activité, aucune senteur n’avaient encore vraiment réveillé sa mémoire. Pourtant, quand elle était arrivée dans le chemin de la cocoteraie, elle s’était engagée spontanément sur la gauche. Sa cervelle saturée, c’était son corps qui pilotait. Ses jambes pédalaient, ses bras la dirigeaient et ils savaient où ils allaient. Elle arriva sur une plage. Une longue langue de sable blond, parcourue de reflets rosés, s’étendait à perte de vue.

Au loin le récif cassait les vagues dans un bruit sourd.

Son coeur reconnut d’abord le son.

Elle ferma les yeux  et tomba sur le sable rose, fauchée par la déferlante d’émotions qui lui remontait des entrailles : le bruit des vagues sur le récif !

Elle est toute petite, elle joue avec ses frères et sœurs, elle court et l’océan gronde. Elle rit, elle est heureuse. Un grand veut l’attraper. Sa sœur est là qui la protège. Le vent chaud emmêle leurs cheveux. C’est la plage de son enfance. Son cœur est devenu fou. Elle a du mal à le retenir. Il galope et saute dans sa poitrine, trop à l’étroit. Elle se couche. Ses doigts reconnaissent le contact du sable fin qui colle à la peau. Le soleil lui grille la peau. Elle voit la lumière à travers ses paupières closes. Elle reste là un long moment couchée, immobile. Elle craint de perdre le chemin de sa mémoire. 

Elle respire doucement au rythme du ressac et se calme enfin.

Quand elle ouvre les yeux, en face d’elle, elle se voit. Elle porte dans ses bras un bébé. Accrochée à sa hanche, une petite fille la fixe de ses grands yeux noirs un peu craintifs. Elle tend la main vers le visage de l’autre qui lui parle «  Maimiti ? »  Ses doigts touchent la peau douce de son visage… «  Maimiti ? » Elle se recule un peu. C’est elle mais en paréo rouge... Elle se regarde : elle porte un short et un haut noirs. Elle regarde cette autre elle. Le bébé pleure. Elle le berce et lui chante doucement une petite berceuse tahitienne. Elle connaît cette chanson. Sa maman lui chantait quand elle était bébé.

Son cœur redémarre sa danse du diable.

«  Maimiti, viens. » Elle s’est levée. Elle a marché, comme une somnambule, derrière cette autre elle. Une petite main s’est glissée dans la sienne. La petite fille marchait à ses côtés. Elle a reconnu la maison. La terrasse devant, la grande pièce commune derrière où tout le monde dort, la cuisine ouverte sur l’extérieur. Les poules qui se promènent et les chiens étalés à l’ombre. «  Maimiti, tu veux un jus ? » Elle est sonnée. Assise à la table, elle regarde les motifs de la toile cirée un peu poisseuse. Ce sont les poissons des coraux. Elle les reconnaît tous.

«  Maimiti, viens voir Maman, elle t’attend »

Une vieille femme aux cheveux blancs retenus par une longue natte épaisse, est couchée sur un matelas, dans la grande pièce. Elle regarde ses deux filles à côté d’elle : l’une à son image, l’autre à l’image des farani. Elle prend la main d’Océane et lui sourit. «  Maimiti, tu es revenue, c’est bien. J’ai dit à Poe que tu viendrais. Maintenant j’ai tous mes enfants là. Je suis heureuse. Tu verras avec tes frères pour la terre. Ton papa est mort l’année dernière. Il faudra que tu ailles le voir. Dimanche, avec Poe et tes soeurs on fera le ma’a comme ça, tu verras tout le monde. Mais maintenant, tu viens à la maison. Pourquoi tu es allée chez Keanu, un étranger ? C’est ici ta famille ! « 

Océane-Maimiti est allée chercher sagement ses affaires, dans le gros pick-up Toyota de l’un de ses frères. Elle a réglé la note de la pension. Keanu n’a pas dit un mot. Elle se doutait bien que tout le monde était au courant. Son histoire avait dû faire trois fois le tour de l’île. C’était facile de savoir qui elle était : sa sœur jumelle Poe lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

Elle a écrit une longue lettre à Bruno. Elle lui racontait que sa sœur imaginaire, celle qui l’avait aidé dans tous ses moments difficiles s’appelait Poe et qu’elle était bien réelle. Que quand elle se baladait à Perpignan, on pouvait la voir à Tikehau et inversement ! Que ses frères et sœurs d’abord méfiants l’avaient bien accepté après quelques jours. Qu’elle avait retrouvé son autre maman. Elle qui avait souffert de la solitude durant son enfance se retrouvait avec sept frères et sœurs et dix-huit petits-neveux et nièces, sans compter les cousins, les tantes et les oncles. Les bringues en son honneur n’en finissaient pas !

Elle était un peu dépassée par toute cette grande famille. La vie était douce aux Tuamotu, mais elle avait hâte de rentrer. Elle lui rappelait encore et encore, son immense amour pour lui. Lui qui avait été si confiant en la laissant partir. Elle lui écrivait aussi que malgré son départ loin de son île, son adoption, le peu de liens qu’elle avait entretenu, on lui avait donné un petit bout de terre qui lui revenait de droit. Un tout petit bout d’île mais un grand  morceau d’elle-même, elle qui était à moitié française, à moitié polynésienne, un peu bancale, un peu fragile se retrouvait forte enfin de sa double culture et de son double enracinement.




Un mois plus tard, quand elle repassa devant le faré des mamies de l’aéroport, elle n’avait plus peur. Elle leur acheta plusieurs colliers de coquillages et les serra dans ses bras. Elle écouta leurs blagues et savoura leurs rires. Elle reprit l’avion en sens inverse. Son cœur se serra quand elle contempla le lagon qui s’éloignait. Elle repensa à sa famille perdue au milieu du Pacifique.

Elle se jura qu’elle reviendrait vite, avec Bruno et peut-être avec leur enfant.

Et si la nature restait capricieuse, Poe lui a dit qu’elle pourrait lui donner un bébé : un bébé qui lui ressemble, un bébé fa’a’amu avec ses deux familles des deux bouts du monde














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