Pages

22.11.12

Le dernier voyage d’Angelo


Cette nouvelle a reçu le premier prix du concours de nouvelle du salon du livre de Papeete 2012.










Manoa, sur le ponton, court vers le bateau. Il fait des grands gestes. Son cartable au bout du bras, il le balance de gauche à droite. C’est le signe pour son grand-père de la fin de l’école. Le moteur de la barque pétarade en arrivant droit sur le garçon puis ralentit en longeant le ponton. Avec un grand sourire Papy Angelo attrape le gamin, l’assoit sur une planche, prend le cartable et le jette dans la glacière. Dans un grand bouillonnement, la barque se soulève et les voilà partis à la pêche jusqu’à la nuit. C’est le moment préféré de la journée de Manoa. Il lui tarde souvent d’entendre la sonnerie de la fin de l’école. Des fenêtres de la classe, il voit le lagon qui le nargue. Quelquefois, il repère le petit bateau quand un éclair de soleil tape sur la coque argentée. Comme des petits appels, des clins d’œil que lui envoie son grand-père. Manoa connaît tous les bateaux qui passent, les noms des pêcheurs et des poissons du lagon. C’est plus facile pour lui que d’apprendre les verbes conjugués ou les divisions. La maîtresse a dit à ses parents, qu’il ne fallait plus qu’il parte à la pêche si tard. Le matin, il dort en classe. Mais Manoa s’en fiche. Il est heureux avec Papy Angelo sur la petite barque en fer. Ils ne parlent pas. Ils se comprennent. Ils pêchent côte à côte, entre hommes et c’est bien comme ça. Et personne ne l’empêchera de sauter dans la barque, une fois l’école finie.
Mais un soir, le bateau n’est pas là. Toute la journée, il a guetté par la fenêtre. Quand la cloche a sonné, il a dévalé les deux rues du village puis la piste en soupe de corail jusqu’au petit port. Au bout du bout du ponton, il a scruté longuement : pas d’éclair d’argent au loin, pas de houle, pas de Tupuna Tane. Son cœur s’est serré. Il a dû se passer quelque chose.
Manoa est reparti en courant, de l’autre côté du village. Son cartable bringuebalait sur son dos et lui tenait trop chaud. Il le jeta dans le fossé et repartit de plus belle. Son cœur cognait à ses oreilles, il sentait son sang bouillir d’inquiétude. Papy Angelo était son meilleur ami. Jamais il ne lui disait ce qu’il devait faire. Il le regardait avec ses yeux gentils et Manoa se sentait important.
Quand il était petit, Angelo l’amenait partout dans ses bras et plus tard quand il marchait, il tenait sa main minuscule et réglait sa foulée sur la sienne. À petits pas, ils allaient regarder la mer de longs moments. Bien avant que Manoa ne sache nager, Angelo l’a pris avec lui sur la barque alu et personne n’a rien dit. Il regardait son grand-père pêcher au nylon, à la nasse ou au filet. Il apprenait vite. Jamais Manoa n’avait réfléchi à l’âge d’Angelo. Jamais Manoa n’avait pensé qu’il pût être fragile, malade ou vraiment vieux. Son grand-père était si grand, puissant avec ses larges épaules et sa peau dorée, son éternel chapeau vissé sur le crâne avec les bords tout élimés.
Manoa voyait maintenant la maison d’Angelo. Il ralentit sa course pour reprendre un peu de contrôle. Comme un mauvais présage, l’ambulance Lee Wang, la seule de l’île, était garée devant la porte ouverte. Le souffle lui manqua alors et de grosses larmes jaillirent de ses yeux. Il s’approcha. À l’intérieur, il vit ses tantes, sa mère et son cousin Teva, le docteur taote Jura qui était accroupi. Personne ne fit attention à lui. Sur un matelas posé sur le sol, Papy Angelo était couché. Ses yeux étaient fermés. « C’est son cœur »  lui a dit sa tante doucement. Manoa s’approcha. Il se faufila entre toutes les jambes et rampa presque. Il parlait à l’oreille du vieil homme. «Papy, tu vas pas me laisser ? Il y a école demain et j’ai pas mon cartable. Tu m’as dit qu’on irait aux langoustes». Les yeux dorés s’étaient ouverts. Toute la tendresse qu’Angelo portait au petit, se lisait dans son sourire. On l’installa dans l’ambulance qui est partie, sans sa sirène. Manoa savait où on l’emmenait. Le taaote avait parlé de l’évasan. Il se mit à courir et sauta sur le premier vélo qu’il trouva.
Pédalant comme un champion, il passa par la plage, enroula quelque chose dans son tricot et reprit sa course. Papy Angelo allait être évacué par avion sanitaire. Il allait partir en ville dans le grand hôpital blanc. Quand son grand-père regardait passer les avions, dans la barque alu, il disait toujours que ce serait son dernier voyage. Si un jour on me met là-dedans, tu penses bien que je reviendrais pas. Ou alors dans la soute avec les bagages, disait-il en rigolant… Manoa ne pleurait plus. Le soleil cognait fort et la piste crachait de la poussière qui l’étouffait. Enfin, il vit les drapeaux du petit aérodrome. Un avion attendait sur le tarmac, plusieurs personnes s’activaient autour d’une civière. Il jeta son vélo, passa sous une barrière et cria de toutes ses forces. «Papy attend-moi !» Tout le monde se figea. Manoa s’écroula presque sur son grand-père. «Attends ! je t’ai ramené un Pu !» Angelo ôta le masque à oxygène de sa bouche. Il regarda longuement le gros coquillage que le gamin avait porté dans son tricot. Manoa tout doucement lui porta à l’oreille. «Écoute Papy, écoute la mer : comme ça, tu l’emporteras avec toi !» Puis il prit le visage de son grand-père dans ses petits bras et le serra. Personne n’osait bouger. Ils sont restés un long moment comme ça.
Quand l’avion a quitté le sol, Manoa n’a pas pleuré. Il imaginait Papy Angelo avec son coquillage qui lui chantait la mer. Il savait qu’il était heureux et qu’ainsi son dernier voyage, il le ferait, avec l’océan dans son coeur…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire