L’eau vint lécher les pieds de Maimiti. Elle soupira, prit la natte de pandanus qu’elle tressait et remonta dans la cocoteraie. Elle se rassit à l’ombre, en retrait des arbres aux cocos dangereuses. Son gros orteil bloquant l’ouvrage, elle reprit son travail en regardant la mer.
En quelques mois les vagues avaient érodé la petite plage et toute une rangée de cocotiers s’était couchée. Maimiti vivait un peu plus loin, dans un grand faré solide qui donnait sur la route. Derrière la bâtisse, un jardin planté d’hibiscus avait été la fierté des femmes de la maison. Maintenant quand la houle se levait, elle cognait presque le dos de la maison. Et du jardin derrière, il ne restait plus rien.
La mère de Maimiti avait connu, enfant, les trois grands motus à gauche de la passe. Ils y allaient en famille pêcher et faire la bringue pour les vacances. De ces trois morceaux de terre, seuls les souvenirs des plus anciens les faisaient resurgir.
L’océan les avait avalés depuis longtemps.
Au fur et à mesure que Maimiti grandissait, son île rapetissait.
Au nord, un gros morceau de l’atoll avait été englouti en une nuit de tempête. Tous les habitants se souvenaient de cet événement avec effroi. On avait dit des messes, fait des prières, des incantations et donné à la mer des colliers de fleurs par centaine. Mais rien n’y faisait : l’eau montait inexorablement.
Les hommes avaient reconstruit et éloigné les cabanes en tôles des pêcheurs plusieurs fois déjà. La première fois, c’était l’année de naissance de Noa et Maimiti. Ils allaient avoir vingt ans tous les deux et étaient amoureux depuis leur toute petite enfance. Noa était pêcheur comme tous ses frères, oncles et grands-pères avant lui. Ici, on vivait de la pêche et du coprah.
De ces deux activités dépendait tout l’équilibre économique de l’île. Pour l’instant la pêche était bonne. Mais si les arbres continuaient de tomber, on perdrait les cocos et l’argent lié à la vente du coprah. Les femmes vendaient les tressages, les colliers de coquillages, les cocos gravées aux touristes de passage. Mais depuis que la seule pension de famille avait fermé, faute de plage, des touristes, on n’en voyait plus. On allait vivre de quoi ?
L’inquiétude grandissait et l’île rapetissait encore.
Alors, le tavana réunit tout le monde. Maimiti était là avec Noa. Ils devaient se marier dans l’année. Devant tous les habitants de l’île au grand complet, des experts dépêchés en délégation avaient parlé. Les hommes et les femmes gravement avaient écouté « le phénomène de réchauffement climatique mondial, l’élévation des températures de l’océan, la fonte des glaces, l’inversement des courants marins, el Nino...».
Ils avaient bien compris. Mais ici tout le monde avait l’habitude des fortes chaleurs, des vents violents, des tornades, des "événements tropicaux", des raz-de-marée et des périodes cycloniques. Depuis toujours, l’île et les humains avaient courbé l’échine. Quand le danger était écarté, les femmes prenaient les balais, les hommes, les pelles et l’on nettoyait sans plus de pleurs ni de lamentations. Mais ils ont dit :
« maintenant il n’est plus question de balais et de pelles ! Dans un avenir proche, il faudra quitter l’île ! Elle va être rayée de la carte, disparaître et vous avec ! Aujourd’hui, on peut vous aider : quittez l’île, vous obtiendrez alors le statut de réfugiés climatiques » !
Et les experts étaient repartis. Comment une île peut-elle couler ? Comment une terre avec des arbres, des farés, des gens dessus peut-elle se noyer, disparaître, être submergée et sombrer ? Il y avait les sceptiques et les fatalistes. Les premiers disaient : on nous dit que la mer progresse d’un mètre par siècle, on a encore du temps ! L’île est encore grande, la mer est encore loin. Les deuxièmes disaient : il faut partir quand il est encore temps. Il faut prendre les aides et reconstruire ailleurs...
Il y avait ceux qui y croyaient et ceux qui n’y croyaient pas. Peu à peu, l’île se divisa en deux. Le clan de ceux qui voulaient partir et le clan de ceux qui voulaient rester. Maimiti voulait partir. Noa voulait rester. Leur couple se lézardait à chaque dispute. Maimiti voulait faire naître et grandir ses enfants dans un pays sûr. Noa voulait voir naître et grandir ses enfants dans son île. Ses fils apprendraient la pêche et le coprah comme lui. Maimiti voulait un meilleur avenir pour ses enfants. Noa ne comprenait pas. Maimiti rêvait de reprendre ses études. Noa ne voulait pas. Maimiti voyait son avenir de l’autre coté de la passe et Noa regardait le fond de ses nasses. Bien au-delà du changement climatique, Maimiti et Noa, pourtant si unis, se déchiraient.
Un jour Maimiti, seule, partit.
Noa, fier, n’a rien dit. Mais quand il part pêcher seul au milieu de l’océan, ses larmes font monter un peu plus, chaque jour, le niveau de l’eau.
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