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4.6.12

Le saut de l'ange




Il avait toujours eu horreur de ces camps de merde. 
On dit camps comme les camps de concentration, il leur avait dit. 
Je veux plus y aller, il leur avait dit aussi mais comme ils s’en foutaient pas mal de lui, ils l’ont quand même inscrit. Ce sera « camp itinérant ados - Corse du sud randonnée escalade » Tu verras : c’est tellement beau, la Corse et hop ! une pirouette de joie qu’elle lui a fait sa mère en recevant son dossier. Et pourquoi pas un salto arrière tant qu’elle y était ? 

Il n’en pouvait plus de ces colonies de vacances.

Il n’en pouvait plus de ces centres où l’on entassait plein de crétins du même âge. Des grandes maisons glaciales où l’on obligeait des petits enfants à chanter des chansons nulles et à jouer à des jeux stupides. La première fois, il avait cinq ans, il avait pleuré toutes les nuits pendant tout le séjour. Mais il n’en avait jamais rien dit et aujourd’hui, c’était son neuvième été. Tu verras ça va être for-mi-da-bleux ! lui avait dit sa mère. Ce qui était formidable, c’était surtout que son fils ne soit plus dans ses pattes, dès le début de l’été. Il savait bien qu’elle s’envoyait en l’air avec l’autre naze de vendeur de pizzas du bout de la rue. Côté paternel, c’était pas mieux : « je ne peux pas te prendre de tout l’été, c’est là où je bosse le plus ! » Vu qu’il vendait des glaces, c’était fatal. Et comme Il avait horreur du froid, pas top pour un vendeur de surgelés, il se cassait tout l’hiver au soleil, avec sa légitime du moment.

Donc voilà les grandes vacances et lui sur un quai de gare, son gros sac à dos par terre, sa tronche d’ado qui fait la gueule à ses parents, unis pour ce genre d’occasion, trop content de se débarrasser de leur rejeton. Ils l’avaient embrassé, lui avait mouliné les cheveux devant tout le monde, bonjour la honte ! et ils étaient partis rapidement comme deux lâches. Lui n’a plus desserré les dents, ses écouteurs sur les oreilles, jusqu’à l’arrivée au campement, quelques centaines de kilomètres plus tard. 

L’organisation avait commencé très fort. L’équipe avait prévu de mettre les garçons ensemble par quatre, dans des tentes style igloo pour nains. Vu qu’ils étaient trente ados dont vingt filles et dix mecs, ça a coincé grave. Et quand l'ordre foire dès le début, en général : c’est la merde jusqu’à la fin, foi de connaisseur. 
Il ne s’est pas trompé : il y avait vite une ambiance pourrie entre les monos. Entre les ados, c’était pas pourri, c’était pire que faisandé : c’était avarié ! comme leur bouffe. En gros c’était l’enfer. Ils les faisaient marcher sous le cagnard, monter les tentes, faire la cuisine, la vaisselle et chanter, bien sur leurs chansons à la con.

Il s’était démerdé pour avoir la tente où ils n’étaient que deux. L’autre gars était un mec comme lui et ils avaient sympathisé dans un silence complice. Ils étaient toujours à l’écart, les écouteurs sur les oreilles et se lançaient des regards accablés devant l’étendu de la bêtise environnante. Le pire c’était les filles entre elles. On aurait dit une meute de hyènes ricanantes. Sa mère pouvait dormir tranquille : ça ne sera pas encore cette année qu’il allait choper une maladie vénérienne. Aucun intérêt côté jeunes, encore moins côté adultes : c’étaient tous des profs ou des instits, avec les manières qui vont avec, morale, principes et tout le tralala...

Cela faisait maintenant presque deux semaines qu’ils marchaient comme des forçats sous le soleil quand enfin la mer s’est profilée. Des falaises rouges, une petite crique de sable blanc, une eau turquoise et transparente : on aurait dit une carte postale des caraïbes ! Ca l’avait scotché dans son élan. Et c’était bien la première fois que la simple vue d’un paysage lui faisait cet effet-là. Il serait bien resté sur pause. Le problème, c’était la bande de dégénérés qui le suivait et qui s’était abattue en hurlant sur ce petit paradis. En dix secondes, ils avaient déjà tout piétiné et jeté leurs affaires partout. Il avait regardé cela avec dégoût. Il avait espéré secrètement qu’un vieux bandit corse arrive avec son fusil pour tous les buter. Mais personne n’est descendu de la montagne à cheval. 
Ils ont installé leur campement puis ils ont eu quartier libre jusqu’au soir. Il voulait s’isoler et il avait repéré un rocher qui surplombait la crique. D’une hauteur d’une dizaine de mètres, il était idéalement placé. Mais quand il est monté, les autres l’ont aussitôt repéré. Ils l’ont suivi comme un troupeau de moutons. Arrivés tout en haut, ils s’étaient massés, en poussant des cris de primates, le long de la paroi.
Lui seul était au bord du rocher et admirait la transparence de l’eau. On voyait les galets au fond et la douceur des rochers en granit rose. C’était un plongeoir idéal. Mais son instinct l’avait fait reculer de quelques pas, le souffle court. Sentant son hésitation, un des gars l’avait poussé dans le groupe des singes entassés le long de la falaise.
C’était le plus con et le plus dangereux de tous : petit caïd de banlieue, grande gueule, il était le plus puissant de tous. Il s’était placé tout au bout du rocher et avait toisé les gens, du haut de son perchoir. Il avait jeté son tee-shirt comme une star de cinéma et se tenait debout, super cambré, les couilles en avant. Musclé comme un homme, bronzé, toutes les nanas le contemplaient la pupille dilatée. Le genre de vainqueur qui ne doute jamais.

Il était là au bord du vide et tout le monde le regardait : la gloire totale devant sa cour médusée. Il avait respiré un grand coup, avait levé les bras vers le ciel, bombé le torse dans un mouvement lent et terriblement viril.

Il s’était élancé pour un magnifique saut de l’ange. 

Chacun a retenu son souffle… Mais personne n’a réalisé quand il s’est ramassé en contrebas. Ca avait fait un drôle de bruit, un craquement un peu sourd et une tache brunâtre, comme un halo s’était déployée autour de son crâne. Il avait une posture vraiment étrange, la tête ramassée dans les épaules flottant dans un mètre d’eau. D’en haut, on voyait très bien les deux gros blocs de granit sur lesquels il s’était écrasé. À quelques mètres, il y avait une bonne profondeur et peu de rochers. Il n’avait même pas regardé où il plongeait ce débile ! 

Sa photo de héros a fait la une des journaux. Le dirlo et les monos ont été entendu par les flics. Le préfet en personne est venu soutenir le petit groupe de jeunes choqués par la mort brutale de leur camarade. Ils ont eu droit à une cellule psychologique. Même la télé régionale a fait un reportage sur le drame. Certains avaient été interviewé et l’on avait vu leurs tronches jusqu’à Paris : ils étaient devenus des stars ! Tout le monde a été aux petits soins et on leur parlait même avec considération. 




Le mieux dans l’histoire c’est que tous les jeunes sont repartis dans leur famille très vite. Il était retourné chez sa mère où il avait fini son été, peinard. Personne n’osait lui parler de cet épisode malheureux. Il en profitait bien, en se faisant une gueule de martyre et il avait une paix royale. Et avec les filles c’était top ! leurs petits cœurs d’infirmières palpitaient quand il les regardait avec ses yeux de traumatisé… De mémoire de bagnard, cette année-là, ça a été la meilleure colo de sa vie.









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