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1.6.12

La mutation





Depuis qu’il avait reçu le mail de confirmation, il ne tenait plus en place. Toute la journée, il s’était préparé mentalement au combat. Il avait affûté chaque réplique, pesé chaque argument,  choisi chaque mot et répété dans sa tête toute la journée. Quand, enfin ce fut l’heure de partir il était chaud bouillant. Les dix minutes de son trajet habituel lui permirent de se calmer un peu. Mais c’est avec une détermination absolue qu’il passa le seuil de sa maison. 
 
Elle était vide. Il était gonflé à bloc en arrivant, mais là, il se sentait ramollir.

Ça lui faisait toujours ça quand il mettait les pieds dans cette foutue baraque : c’était son territoire à elle. Tout était à sa place, rangé, épousseté, les photos des enfants bébés, ados et aujourd’hui adultes. Avec fiancées ou sans, puis mariés, en groupe ou isolés, ils étaient partout. Le pot de yaourt peint avec soin, par le plus vieux, à côté du portrait en carton doré du dernier-né, c’était un véritable sanctuaire, qui lui donnait la gerbe.
Un grand verre de whisky à la main, il s’écroula  dans son fauteuil vert pisseux. Juste en face de l’écran de télé plat, géant et plasma qu’on lui avait offert pour ses cinquante ans. C’était sa place à lui, comme un chien, son panier. Il n’avait pas oublié de poser un sous-verre, sur la table pour les traces, brave bête. 

Et puis il avait contemplé la déco du salon dans un gros soupir de fatigue.

Putain, 25 ans ! Cela faisait 25 ans que plus rien ne bougeait dans sa foutue vie ! 25 ans qu’il vivait dans cette maison où rien ne lui ressemblait ! 25 ans qu’il posait ces foutus dessous-de-verre avec leurs foutus dessins à la con ! Il avait bu d’un trait, avait observé méchamment le carton, puis l’avait envoyé valdinguer. Et hop ! Ras le bol de toutes  ses maniaqueries.

·      Bin ! qu’est-ce qui te prend ?

Elle l’avait regardé, affolée, et s’était précipitée pour ramasser le machin. Il ne l’avait pas attendu rentrer. Il avait sursauté comme un gamin pris en faute.

·      Mais t’es pas bien ??

Elle avait soulevé le verre et remis le bout de carton. Il s’était redressé et l’avait toisé l’air mauvais.

·      Et toi ? Tu étais où ? On peut savoir ? 

Elle avait soupiré.

·      Mais c’est mercredi, tu sais bien. J’étais chez Ta fille. 
   Tu sais celle qui a un enfant, ton petit-fils Marc-Antoine, que je le garde tous les mercredis.
    Depuis un an maintenant.


Elle avait bien détaché les syllabes : TA- fille- TON- gnagnagna et puis ce prénom ridicule ! mais il connaissait trop bien ce ton aigre qui vire vite au règlement de compte. Il ne se sentait plus d’attaque. Il avait rentré la tête dans les épaules, les mains dans les poches comme   avalé par son fauteuil. Il s’était servi plusieurs verres. Puis il avait zappé comme un demeuré jusqu’au dîner. Comme tous les soirs depuis 25 ans.

Lorsqu’il a réussi à lui cracher le morceau, il avait tout imaginé mais vraiment pas ce qu’elle allait lui sortir. Ils étaient couchés depuis un moment déjà, cul contre-cul. Il lui avait parlé en fixant le mur. C’était plus facile loin de ce regard qui lui disait «  pauvre merde » en silence.

D’abord son ton avait été neutre, pour ne pas qu’elle s’emballe et puis il était devenu plus ferme, plus viril. En gros, il avait toujours fermé sa gueule mais là, il y avait overdose. Il voulait partir loin, déménager, changer de vie. Il avait demandé une mutation et elle avait été acceptée. C’était la chance de leur vie. Il parla un long moment puis à court d’argument, il arrêta net.

À côté de lui, il sentit le corps de sa femme se crisper, sa respiration devenir sifflante. Un silence pesant s’installa puis elle lui balança :

·      Tu sais… Je ne suis pas hostile à l’idée de partir à l’étranger... mais je te rappelle que nous avons 2 animaux. Qu’allons-nous en faire ? C’est une grande responsabilité. Il faudra attendre qu’ils meurent et après si tu veux, nous pourrons étudier une destination ensemble. C’est juste l’affaire de quelques années…

Il avait été sidéré par sa tournure d’esprit. Il avait tout envisagé mais alors ça ! elle était beaucoup plus atteinte qu’il ne pensait.

Fixant le mur à nouveau, il s’est vu enterré vivant.

Il avait fanfaronné lors de l’entretien: bien sûr que sa femme était folle de joie à l’idée de partir en Polynésie Française ! Pour une fois, il avait tout bon : l’ancienneté, le grade, l’expérience, en couple sans enfants à charge et surtout… la motivation !

C’est cela qui avait joué en sa faveur. Il avait plu, avec son  enthousiasme - si rare à son âge - lui avait-on dit. Mais, attention ! méfiez-vous : c’est difficile, l’éloignement, l’isolement, on ne se rend pas compte… C’est pour cela que l’on demande des agents en couple, seul on ne tient pas ! ou alors on trouve sur place et l’on ne revient plus jamais !! Ils avaient ri. Lui avait dit :  Houlalala ! avec moi ça ne risque pas d’arriver, nous sommes très soudés avec ma femme ! 

Soudé, tu parles !! Il était coulé dans du béton, oui !

Elle fera tout pour l’empêcher d’y aller. Comme elle l’avait déjà fait, par le passé sous des prétextes divers et variés. Aujourd’hui, elle ira porter plainte, prévenir sa hiérarchie, alerter l’assistance sociale. Elle fera intervenir le juge des affaires familiales. Elle l’attaquera pour abandon de domicile conjugal. Et un divorce mettra des mois à se finaliser.

La Polynésie française : rien que le nom de la destination le faisait frémir d’envie. Il enrageait d’impuissance.
Il en aurait pleuré.
Il avait 53 ans. Depuis combien de temps attendait-il ?
Mais il était déterminé : il irait vaille que vaille ! Peut-être sera-il de ceux qui ne reviennent pas et qui font si peur à l’administration française ? Il en avait  tremblé d’excitation.

Au bureau, il avait confirmé sa venue à Tahiti et demanda un report de dates pour son départ. La réponse fut positive. Le processus était engagé. 
Il avait mesuré : il ne  lui restait  plus que 7 mois pour convaincre sa moitié de partir avec lui. Il avait dû calculer au plus juste.

Le plus facile à éliminer fut le chat. Il l’avait attrapé un mercredi - jour de garde du petit baveux - l’avait fourré dans un sac et l’avait lâché à quelques kilomètres de la maison dans une forêt sombre. Le gros animal avait juste couru 20 mètres, puis s’était arrêté net et avait planté son regard pailleté dans les yeux du traître. L’homme avait refoulé sa mauvaise conscience en gueulant de toutes ses forces, derrière le chat. Activité qui lui avait fait le plus grand bien. Quand  il s’était remis au volant, il avait ricané en pensant au nombre de chats qu’elle avait eu : 6 ou 7 ? Il aurait dû faire ça plus souvent !

Après il lui avait fallu jouer la comédie. Écouter sa femme se lamenter, faire des affichettes pour prévenir tout le quartier, crier  "pompon, pompon""avec un maximum de crédibilité. Feindre l’étonnement, la compassion et consoler sa femme.

Et il s’était rendu compte qu’il faisait ça très bien. Elle avait pleuré beaucoup. Il commençait à perdre patience quand elle  trouva seule la raison de l’absence du vilain matou. Une affaire de trafic d’animaux volés avait fait la une de tous les journaux. Juste à temps pour la convaincre tout à fait que Pompon avait été enlevé. Elle se rapprochait maintenant de ce mari plus attentif. Ils parvenaient même à évoquer leur éventuel départ pour les îles quand ils étaient tous les deux. Mais ce qui accéléra vraiment le processus de rapprochement des deux époux fut la rapide dégradation des relations de la mère avec sa fille. Elles semblaient toutes les deux en compétition face au petit Marc-Antoine qui réclamait sa mamie, une mamie ravie par cette demande. Mais la mère du garçonnet voulait maintenir à distance, cette grand-mère trop envahissante à son goût.

Lors d’une énième dispute, l’aïeule déchue avait même clamé haut et fort que de toute façon : ils allaient partir à Tahiti et elle ne s’occuperait plus que de son cul à elle, comme ça il n’y aurait plus de problème ! Le mari comblé n’avait pipé mot et avait savouré la victoire prochaine en sirotant un petit verre. Il fallait attendre encore un peu.

Au bureau il  travaillait bien et semblait fort épanoui par la nouvelle vie qui l’attendait. Personne ne  pouvait soupçonner la gymnastique  physique et mentale à laquelle il se livrait tous les jours pour obtenir la confiance de sa femme. Il essayait de la combler à tous les niveaux : il l’écoutait, allait au jardin avec elle, au restaurant, faire les courses à super machin chose, il faisait même la vaisselle et lui laissait le choix du programme télé. Au lit, il était plus prévenant, plus imaginatif. Elle, méfiante au début, semblait retrouver l’homme dont elle était tombé amoureuse. Elle le regardait d’un meilleur oeil et prenait même plaisir à être avec lui.

Il ne lui restait plus que quelques semaines pour supprimer le dernier obstacle : le chien.

Il avait beau réfléchir à une solution douce, il butait toujours sur le fait qu’il avait une puce. 
Une saleté de puce électronique et il était fiché, comme tous les animaux à pedigree. C’était un « border colley » : ce genre de chien à la con qui est reconnaissable dans un rayon de 50 kilomètres. Pas du tout gentil, arrogant, haut sur pattes, poil long et ouvragé, assez classe mais bête comme un âne : il aboyait pour un rien. Myope comme une taupe, il était jeune, 5 ans et ce genre d’abruti, ça vit 20 ans. Avec régime approprié, coiffeur et même dentiste, toujours collé à sa maîtresse. Elle était devenue encore plus mère poule. Elle ne lâchait plus la laisse de son toutou et veillait à ne pas le laisser seul trop longtemps dans le jardin. Lui ne s’en était jamais occupé. Il ne voulait pas éveiller les soupçons en étant trop servile. Il avait beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, il revenait toujours au point de départ : il fallait le buter.

Un matin ce fut le bon.

Il avait juste laissé entrouvert le portillon de devant. Deux heures qu’il attendait, planqué dans sa voiture, au bout de la rue. Elle avait donné des consignes strictes concernant ce portillon qui devait toujours être fermé à double tour. La consigne  fut pour les enfants quand ils étaient petits puis pour ce con de chien. Il avait dû dégripper la serrure à coup de bombe et marteau pour l’ouvrir, tellement elle était rouillée. Il avait fait ça la nuit, priant le bon Dieu qu’elle ne se réveilla pas. Le matin, en partant il avait juste laissé le portillon entrebâillé. La fenêtre de la cuisine donnait juste sur ce côté-là de la maison. Il avait rampé comme un sioux pour l’ouvrir puis était parti à son horaire habituel.

Maintenant il était posté dans sa voiture depuis un bon moment. Il était prêt à renoncer quand il vit le museau du chien dans l’entrebâillement. Enfin ! L’animal a humé le vent de la liberté. Ça a duré des plombes. Peut-être trop éduqué, trop propre, plus assez chien ? L’homme regardait son manège en bouillonnant devant tant de manières :  "vas-y ! bordel ! T’es un cleps ! T ’es pas programmé pour vivre dans un salon, débile dégénéré !"

La bête a gratté, gratté, s’est énervée sur l’étroitesse du passage. Puis le  portillon s’est ouvert d’un coup. Quand le chien a franchi la petite porte, tout excité par son audace et qu’il s’est élancé sur la route, fier, altier, presque transcendé par la liberté… La voiture grise ne lui a laissé aucune chance. Elle roulait très vite et n’a pas freiné un seul instant. L’animal a été fauché en pleine gloire. Il a été projeté dans les airs puis il est tombé lourdement sur le trottoir d’en face, la gueule explosée.

Le  gros problème de l’histoire c’est que, les mains dans la vaisselle, sa maîtresse, inquiète depuis quelques minutes, regardait par la fenêtre. Et elle avait tout vu : le chien qui se sauvait et la voiture à pleine vitesse qui l’avait percuté. Le véhicule avait  délibérément écrasé la pauvre bête ! Quand elle s’est précipitée, épouvantée, son chien était mort. La voiture était déjà loin.

C’était une voiture grise.
Une laguna grise.
Une laguna turbo diesel grise
Une laguna turbo diesel grise, avec un autocollant idiot derrière...

Exactement la même couleur, la même marque, la même cylindrée et le même autocollant idiot... que celle de son mari.

Il était rentré comme d’habitude à 18h. Il avait senti comme une sorte de tension dans la maison vide mais il s’était dirigé vers le meuble à alcools, comme si de rien n’était, pour se servir le premier verre de la soirée. Puis il s’était assis à sa place et avait allumé la télé.

Il s’est levé de son fauteuil quand il l’a vu rentrer par la porte du cellier.

Il n’a pas compris tout de suite.

Elle tenait le fusil de chasse de son père. Elle avait un visage ravagé par les larmes et la fureur. Il a voulu dire un mot, mais la charge de chevrotine à sanglier l’avait déjà presque coupé en deux. Alors elle lui a lui lancé dans un sourire désespéré.

-       TAHITI  : mais t’iras jamais pauvre merde !

Puis elle lui a tiré l’autre cartouche en pleine tête.

Des bouts de sa cervelle ont éclaboussé la carte géante de Polynésie française, qu’il avait punaisé avec soin,  sur le mur du salon. Comme autant de nouvelles îles, tous ces petits morceaux de lui, enfin arrivés, dans le Pacifique Sud...








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