Depuis qu’il avait reçu le mail
de confirmation, il ne tenait plus en place. Toute la journée, il s’était
préparé mentalement au combat. Il avait affûté chaque réplique, pesé chaque
argument, choisi chaque mot et
répété dans sa tête toute la journée. Quand, enfin ce fut l’heure de partir il
était chaud bouillant. Les dix minutes de son trajet habituel lui permirent de
se calmer un peu. Mais c’est avec une détermination absolue qu’il passa le
seuil de sa maison.
Elle était vide. Il était
gonflé à bloc en arrivant, mais là, il se sentait ramollir.
Ça lui faisait toujours ça
quand il mettait les pieds dans cette foutue baraque : c’était son territoire
à elle. Tout était à sa place, rangé, épousseté, les photos des enfants bébés,
ados et aujourd’hui adultes. Avec fiancées ou sans, puis mariés, en groupe
ou isolés, ils étaient partout. Le pot de yaourt peint avec soin, par le plus
vieux, à côté du portrait en carton doré du dernier-né, c’était un
véritable sanctuaire, qui lui donnait la gerbe.
Un grand verre de whisky à la
main, il s’écroula dans son
fauteuil vert pisseux. Juste en face de l’écran de télé plat, géant et plasma
qu’on lui avait offert pour ses cinquante ans. C’était sa place à lui, comme un
chien, son panier. Il n’avait pas oublié de poser un sous-verre, sur la table
pour les traces, brave bête.
Et puis il avait contemplé la déco du salon dans
un gros soupir de fatigue.
Putain, 25 ans ! Cela faisait
25 ans que plus rien ne bougeait dans sa foutue vie ! 25 ans qu’il vivait dans
cette maison où rien ne lui ressemblait ! 25 ans qu’il posait ces foutus
dessous-de-verre avec leurs foutus dessins à la con ! Il avait bu d’un
trait, avait observé méchamment le carton, puis l’avait envoyé valdinguer. Et
hop ! Ras le bol de toutes ses
maniaqueries.
·
Bin ! qu’est-ce qui te prend ?
Elle l’avait regardé, affolée,
et s’était précipitée pour ramasser le machin. Il ne l’avait pas attendu rentrer.
Il avait sursauté comme un gamin pris en faute.
·
Mais t’es pas bien ??
Elle avait soulevé le verre et
remis le bout de carton. Il s’était redressé et l’avait toisé l’air mauvais.
·
Et toi ? Tu étais où ? On peut savoir ?
Elle avait soupiré.
·
Mais c’est mercredi, tu sais bien. J’étais chez Ta
fille.
Tu sais celle qui a un enfant, ton petit-fils Marc-Antoine, que je le
garde tous les mercredis.
Depuis un an maintenant.
Elle avait bien détaché les
syllabes : TA- fille- TON- gnagnagna et puis ce prénom ridicule ! mais il
connaissait trop bien ce ton aigre qui vire vite au règlement de compte. Il ne
se sentait plus d’attaque. Il avait rentré la tête dans les épaules, les mains
dans les poches comme avalé
par son fauteuil. Il s’était servi plusieurs verres. Puis il avait zappé comme
un demeuré jusqu’au dîner. Comme tous les soirs depuis 25 ans.
Lorsqu’il a réussi à lui
cracher le morceau, il avait tout imaginé mais vraiment pas ce qu’elle allait
lui sortir. Ils étaient couchés depuis un moment déjà, cul contre-cul. Il lui
avait parlé en fixant le mur. C’était plus facile loin de ce regard qui lui
disait « pauvre merde » en silence.
D’abord son ton avait été
neutre, pour ne pas qu’elle s’emballe et puis il était devenu plus ferme, plus
viril. En gros, il avait toujours fermé sa gueule mais là, il y avait overdose.
Il voulait partir loin, déménager, changer de vie. Il avait demandé une
mutation et elle avait été acceptée. C’était la chance de leur vie. Il parla un
long moment puis à court d’argument, il arrêta net.
À côté de lui, il sentit le
corps de sa femme se crisper, sa respiration devenir sifflante. Un silence
pesant s’installa puis elle lui balança :
·
Tu sais… Je ne suis pas hostile à l’idée de partir à
l’étranger... mais je te rappelle que nous avons 2 animaux. Qu’allons-nous en
faire ? C’est une grande responsabilité. Il faudra attendre qu’ils meurent
et après si tu veux, nous pourrons étudier une destination ensemble. C’est
juste l’affaire de quelques années…
Il avait été sidéré par sa
tournure d’esprit. Il avait tout envisagé mais alors ça ! elle était
beaucoup plus atteinte qu’il ne pensait.
Fixant le mur à nouveau, il
s’est vu enterré vivant.
Il avait fanfaronné lors de
l’entretien: bien sûr que sa femme était folle de joie à l’idée de partir en
Polynésie Française ! Pour une fois, il avait tout bon :
l’ancienneté, le grade, l’expérience, en couple sans enfants à charge et
surtout… la motivation !
C’est cela qui avait joué en sa
faveur. Il avait plu, avec son
enthousiasme - si rare
à son âge - lui avait-on dit.
Mais, attention ! méfiez-vous : c’est difficile, l’éloignement,
l’isolement, on ne se rend pas compte… C’est pour cela que l’on demande des
agents en couple, seul on ne tient pas ! ou alors on trouve sur place et
l’on ne revient plus jamais !! Ils avaient ri. Lui avait dit : Houlalala ! avec moi ça ne risque
pas d’arriver, nous sommes très soudés avec ma femme !
Soudé, tu parles !! Il
était coulé dans du béton, oui !
Elle fera tout pour l’empêcher
d’y aller. Comme elle l’avait déjà fait, par le passé sous des prétextes divers
et variés. Aujourd’hui, elle ira porter plainte, prévenir sa hiérarchie,
alerter l’assistance sociale. Elle fera intervenir le juge des affaires
familiales. Elle l’attaquera pour abandon de domicile conjugal. Et un divorce
mettra des mois à se finaliser.
La Polynésie française : rien que le nom de la destination le faisait frémir
d’envie. Il enrageait d’impuissance.
Il en aurait pleuré.
Il avait 53 ans. Depuis combien de
temps attendait-il ?
Mais il était déterminé :
il irait vaille que vaille ! Peut-être sera-il de ceux qui ne reviennent
pas et qui font si peur à l’administration française ? Il en avait tremblé d’excitation.
Au bureau, il avait confirmé sa
venue à Tahiti et demanda un report de dates pour son départ. La réponse fut
positive. Le processus était engagé.
Il avait mesuré : il ne lui restait plus que 7 mois pour convaincre sa moitié de partir avec
lui. Il avait dû calculer au plus juste.
Le plus facile à éliminer fut
le chat. Il l’avait attrapé un mercredi - jour de garde du petit baveux -
l’avait fourré dans un sac et l’avait lâché à quelques kilomètres de la maison
dans une forêt sombre. Le gros animal avait juste couru 20 mètres, puis s’était
arrêté net et avait planté son regard pailleté dans les yeux du traître.
L’homme avait refoulé sa mauvaise conscience en gueulant de toutes ses forces,
derrière le chat. Activité qui lui avait fait le
plus grand bien. Quand il s’était
remis au volant, il avait ricané en pensant au nombre de chats qu’elle avait
eu : 6 ou 7 ? Il aurait dû faire ça plus souvent !
Après il lui avait fallu jouer
la comédie. Écouter sa femme se lamenter, faire des affichettes pour prévenir
tout le quartier, crier "pompon,
pompon""avec un maximum de crédibilité. Feindre l’étonnement, la compassion et
consoler sa femme.
Et il s’était rendu compte
qu’il faisait ça très bien. Elle avait pleuré beaucoup. Il commençait à perdre
patience quand elle trouva seule
la raison de l’absence du vilain matou. Une affaire de trafic d’animaux volés
avait fait la une de tous les journaux. Juste à temps pour la convaincre tout à
fait que Pompon avait été enlevé. Elle se rapprochait maintenant
de ce mari plus attentif. Ils parvenaient même à évoquer leur éventuel départ
pour les îles quand ils étaient tous les deux. Mais ce qui accéléra vraiment le
processus de rapprochement des deux époux fut la rapide dégradation des
relations de la mère avec sa fille. Elles semblaient toutes les deux en
compétition face au petit Marc-Antoine qui réclamait sa mamie, une mamie ravie
par cette demande. Mais la mère du garçonnet voulait maintenir à distance,
cette grand-mère trop envahissante à son goût.
Lors d’une énième dispute,
l’aïeule déchue avait même clamé haut et fort que de toute façon :
ils allaient partir à Tahiti et elle ne s’occuperait plus que de son cul à
elle, comme ça il n’y aurait plus de problème ! Le mari comblé n’avait pipé mot
et avait savouré la victoire prochaine en sirotant un petit verre. Il fallait
attendre encore un peu.
Au bureau il travaillait bien et semblait fort
épanoui par la nouvelle vie qui l’attendait. Personne ne pouvait soupçonner la gymnastique physique et mentale à laquelle il se
livrait tous les jours pour obtenir la confiance de sa femme. Il essayait de la
combler à tous les niveaux : il l’écoutait, allait au jardin avec elle, au
restaurant, faire les courses à super machin chose, il faisait même la
vaisselle et lui laissait le choix du programme télé. Au lit, il était plus
prévenant, plus imaginatif. Elle, méfiante au début, semblait retrouver l’homme
dont elle était tombé amoureuse. Elle le regardait d’un meilleur oeil et
prenait même plaisir à être avec lui.
Il ne lui restait plus que
quelques semaines pour supprimer le dernier obstacle : le chien.
Il avait beau réfléchir à une
solution douce, il butait toujours sur le fait qu’il avait une puce.
Une saleté
de puce électronique et il était fiché, comme tous les animaux à pedigree.
C’était un « border colley » : ce genre de chien à la con qui est
reconnaissable dans un rayon de 50 kilomètres. Pas du tout gentil, arrogant,
haut sur pattes, poil long et ouvragé, assez classe mais bête comme un
âne : il aboyait pour un rien. Myope comme une taupe, il était jeune, 5
ans et ce genre d’abruti, ça vit 20 ans. Avec régime approprié, coiffeur et même
dentiste, toujours collé à sa maîtresse. Elle était devenue encore plus mère
poule. Elle ne lâchait plus la laisse de son toutou et veillait à ne pas le
laisser seul trop longtemps dans le jardin. Lui ne s’en était jamais occupé. Il
ne voulait pas éveiller les soupçons en étant trop servile. Il avait beau
tourner et retourner le problème dans tous les sens, il revenait toujours au
point de départ : il fallait le buter.
Un matin ce fut le bon.
Il avait juste laissé
entrouvert le portillon de devant. Deux heures qu’il attendait, planqué dans sa
voiture, au bout de la rue. Elle avait donné des consignes strictes concernant
ce portillon qui devait toujours être fermé à double tour. La consigne fut pour les enfants quand ils étaient
petits puis pour ce con de chien. Il avait dû dégripper la serrure à coup de
bombe et marteau pour l’ouvrir, tellement elle était rouillée. Il avait fait ça
la nuit, priant le bon Dieu qu’elle ne se réveilla pas. Le matin, en partant il avait
juste laissé le portillon entrebâillé. La fenêtre de la cuisine donnait juste
sur ce côté-là de la maison. Il avait rampé comme un sioux pour l’ouvrir puis
était parti à son horaire habituel.
Maintenant il était posté dans
sa voiture depuis un bon moment. Il était prêt à renoncer quand il vit le
museau du chien dans l’entrebâillement. Enfin ! L’animal a humé le vent de
la liberté. Ça a duré des plombes. Peut-être trop éduqué, trop propre, plus
assez chien ? L’homme regardait son manège en bouillonnant devant tant de
manières : "vas-y ! bordel ! T’es un cleps ! T ’es pas
programmé pour vivre dans un salon, débile dégénéré !"
La bête a gratté, gratté, s’est
énervée sur l’étroitesse du passage. Puis le portillon s’est ouvert d’un coup. Quand le chien a franchi
la petite porte, tout excité par son audace et qu’il s’est élancé sur la route,
fier, altier, presque transcendé par la liberté… La voiture grise ne lui a
laissé aucune chance. Elle roulait très vite et n’a pas freiné un seul instant.
L’animal a été fauché en pleine gloire. Il a été projeté dans les airs puis il
est tombé lourdement sur le trottoir d’en face, la gueule explosée.
Le gros problème de l’histoire c’est que, les mains dans la
vaisselle, sa maîtresse, inquiète depuis quelques minutes, regardait par la
fenêtre. Et elle avait tout vu : le chien qui se sauvait et la voiture à
pleine vitesse qui l’avait percuté. Le véhicule avait délibérément écrasé la pauvre bête ! Quand elle s’est
précipitée, épouvantée, son chien était mort. La voiture était déjà loin.
C’était une voiture grise.
Une laguna grise.
Une laguna turbo diesel grise
Une laguna turbo diesel grise, avec
un autocollant idiot derrière...
Exactement la même couleur, la
même marque, la même cylindrée et le même autocollant idiot... que celle de son
mari.
Il était rentré comme d’habitude
à 18h. Il avait senti comme une sorte de tension dans la maison vide mais il
s’était dirigé vers le meuble à alcools, comme si de rien n’était, pour se
servir le premier verre de la soirée. Puis il s’était assis à sa place et avait
allumé la télé.
Il s’est levé de son fauteuil
quand il l’a vu rentrer par la porte du cellier.
Il n’a pas compris tout de suite.
Elle tenait le fusil de chasse de
son père. Elle avait un visage ravagé par les larmes et la fureur. Il a voulu
dire un mot, mais la charge de chevrotine à sanglier l’avait déjà presque coupé
en deux. Alors elle lui a lui lancé dans un sourire désespéré.
-
TAHITI : mais t’iras jamais pauvre
merde !
Puis elle lui a tiré l’autre
cartouche en pleine tête.
Des bouts de sa cervelle ont
éclaboussé la carte géante de Polynésie française, qu’il avait punaisé avec
soin, sur le mur du salon. Comme
autant de nouvelles îles, tous ces petits morceaux de lui, enfin arrivés, dans
le Pacifique Sud...
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