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1.6.12

PK 18,5 : accidents mortels





Cette nouvelle a reçu le 3° prix au salon du livre 2010 de Papeete.








- Encore un ! au PK 18 !

Sylvio a beuglé dans le bureau et le tout le monde s’est immobilisé. Il a raccroché le téléphone avec violence.

- Putain ça fait combien ?

- 3 ? 

S’est risqué à balancer Hinano au bout du bureau.

- Ça fait 4 ! bordel ! 4 ! On est vraiment des brèles ! Va falloir vous remuer tous là parce que les statistiques, elles sont mauvaises de chez mauvaises et dans 3 mois, l’année est finie et nous aussi ! Et je ne veux pas entendre que Averii est fiù ou que Jean-Paul est à la rame parce que là : vous êtes tous virés !

Un gros sentiment de malaise a figé les quatre fonctionnaires présents. Averii était en maladie et Jean-Paul était parti pour son entraînement quotidien de va’a. Sylvio est sorti en claquant la porte. Les murs et les hommes ont tremblé. Depuis quelque temps, à l’entrée du quartier ouest, une série d’accidents s’étaient produits. La route de ceinture avait toujours été dangereuse mais c’était souvent une vitesse excessive et l’abus d’alcool qui tuaient. Le tracé ne semblait pas être la cause de cette série qui avait fait quatre morts depuis ce matin 06h45. Quand Sylvio est arrivé, la voiture, un pick-up 4/4 Toyota, était encore encastrée dans le flamboyant centenaire qui bordait la route. Le conducteur mort sur le coup avait été enlevé. Le passager blessé aux jambes et au thorax était encore dans l’ambulance. Sylvio discuta un moment avec les pompiers, prit quelques notes et photos puis monta dans le véhicule de secours. Le blessé conscient était jeune et son visage exprimait une panique réelle. 


- Je veux juste te poser une ou deux questions, t’affole pas mon gars.

Vous alliez vite avec ton collègue ? Il était tôt, vous aviez bu ? Vous alliez au travail ?

- On roulait un peu vite, pas trop. On allait sur le chantier à mon cousin. J’ai entendu siffler fort ! C’est le ti’i JE TE DIS c’est le ti’i ! Celui qui tue les gens, le ti’i ura ! Il a sifflé et après il a tué Tepoe !! On n’a pas bu, rien ! C’est le ti’i qu’a tué avec son mana, je te dis ! Il a sifflé et après boum !!

Il semblait épouvanté. Il avait mal et s’étouffait. Le médecin des pompiers a prié Sylvio de sortir. L’autre continuait de gueuler " le ti’i le ti’i !! " avec ses yeux jaunes exorbités. Dehors, Sylvio a allumé sa première cigarette, en regardant la mer. Il soupira en soufflant la fumée. Il sauta le fossé et s’approcha des badauds qui s’étaient regroupés au bord de la route.

- Ia ora na ! Quelqu’un a vu quelque chose ? 

Il a ça dit sans aucune conviction. Tous les gens ont fait non de la tête, comme de bien entendu. 

- Il est mort, man, celui qui conduisait ?

- Oui. Il est mort et l’autre est mal au point.

- C’est l’oncle qui conduisait. Ils allaient défricher le terrain là-bas. Il voulait construire un faré là-haut. Mais la famille, elle est pas d’accord.

L’homme qui lui avait dit ça s’était tourné vers le bruit de la route, pour ne pas que les autres entendent. Sylvio avait compris son manège et regardait le sol en prenant des notes. Puis l’homme a continué entre ses dents. 

- Tu peux marquer que tous les morts, c'est la même famille et le tiki qui siffle, il est enterré dans des terres à eux. 

Sylvio avait retenu sa respiration en écrivant, de peur que l’homme ne se rétracte. 

- Et ton nom à toi, je peux le prendre ?

L’homme avait ressauté le talus sans le regarder, il s’était éloigné et avait juste montré une maison avec son menton. Une maison avec un toit en tôle rouge et un grand terrain qui descendait. Elle était à quelques mètres du flamboyant, à quelques mètres de l’accident. Sylvio n’essaya pas de rattraper l’homme. Il lui avait montré l’essentiel. En revenant observer la carcasse de la voiture, il demanda à un gendarme s’il y avait des traces de freinage. Celui-ci lui répondit que le conducteur avait foncé dans l’arbre tout droit, sans freiner une seule fois. 

- Comme s’il avait été envoûté...

- Ah ! non, pas vous, Lambert ! Vos commentaires vous pouvez vous les garder ! Je veux les faits et uniquement les faits ! Pas toutes ces conneries de malédictions à la con. Ça arrange bien tout le monde les histoires de sorcellerie. Comme ça : personne ne parle !

Il fuma une autre cigarette en rédigeant ses notes. Puis il descendit vers la maison au toit rouge, une vieille femme gueula du fond de son faré. Il s’approcha. Sa masure était presque collée à la grande maison. 

- Faut pas t’en mêler, popa’a! C’est le ti’i qui choisit. 

Sylvio se tenait près de la vieille. Elle était assise sur le sol, les jambes repliées sur le côté, une fleur de tiaré à l’oreille, un paréo noué sur les seins. Elle tressait des feuilles de pandanus : une vraie image de vahiné traditionnelle. Sauf qu’elle devait peser dans les 150 kg et que ses gencives sans dents l’empêchaient d’articuler.

- Le ti’i se fâche quand les voitures passent trop vite. Moi j’entends tout : il siffle près du ruisseau et après il y a les accidents. C’est le ti’i vahine ura. Le ti’i, il peut se transformer en chat ou en chien aussi. Il traverse et après ça fait des problèmes ! Il est enterré ici là ! tu vois : dans le talus. Il siffle parce qu’il est pas content de tout ce bordel !

Elle lui avait dit tout ça en ajustant ses feuilles. Il connaissait l’histoire. Les tikis qui avaient un mauvais mana, un pouvoir néfaste, les polynésiens préféraient les enterrer. Dans ce quartier, quand les premiers accidents ont eu lieu, tout le monde a parlé du ti’i Tupuna, le ti’i ensorcelé. Il avait été exhumé par hasard en 1979, lors des grands travaux de la route de ceinture. Il avait rejoint la collection du musée de Tahiti et des îles. Mais ce serait le Ti’i ura, le tiki séducteur qui pourrait siffler. Quelqu’un l’avait déterré puis remis en terre avec quatre autres : le mari, la fille et les deux frères du tiki du musée. Sylvio avait vu une photo du ti’i Tupuna : c’était une petite statue en pierre volcanique rouge grossièrement sculptée, d’une trentaine de centimètres. Pas de quoi hurler de terreur, il avait pensé. Il avait laissé la vieille marmonner dans ses gencives. Il avait contourné la grosse maison au toit en tôle rouge. La porte était grande ouverte. À l’intérieur, personne et les grands rideaux en tissus imprimés volaient à tout vent. Une grande table et deux bancs, une télé allumée, des matelas par terre meublaient une grande salle commune. Un faré traditionnel, comme la plupart sur l’île, où vivait une famille entière, toute génération confondue. Il regarda un moment la fille aux gros seins siliconés de la télénovela qui pleurnichait dans la télé.

- Tu veux une bière ? 

Sylvio sursauta. L’homme était assis et lui tendait une bouteille de Hinano. C’était l’homme du talus, celui qui lui avait parlé tout à l’heure. Sylvio s’assit et prit la bière. Ils regardèrent la fille en buvant puis Sylvio demanda.

- Tu pensais à quelle famille quand tu m’as dit que tous les morts étaient liés ?

- A une famille qui va pas bien. Ils sont originaires des îles, mais maintenant ils ont des terrains ici à Tahiti. C’est un des grands-pères qui a fait fortune dans le bâtiment qui a acheté les terres. Alors maintenant tous les enfants qui galèrent, ils viennent à Tahiti et revendiquent leur part. La famille de Tahiti qui est là depuis 30 ans, tu penses bien qu’elle veut pas partager avec tous ces cousins qui débarquent. 

L’homme a fini sa bouteille dans un mouvement de coude très viril. Il s’est levé pour prendre dans une glacière, une autre Hinano et l’a décapsulé. Il en a pris une pour Sylvio et lui a posé d’autorité devant lui.

- Alors ils tuent.

Sylvio regarda la seconde bière puis sa montre. Il était 09h30, un peu tôt pour boire autant. Il poussa la bouteille. 

- Bien sûr : tu me diras ni leur nom, ni leur adresse.

- Je suis pêcheur, man. Je vais pas te dire où j’ai mes meilleures prises. Chacun son métier. Mais si tu reviens, tu viens par les terrains d’en bas. Comme ça personne voit.

Quand Sylvio est remonté, il est passé par la rivière. Il a fait mine d’inspecter partout sous le regard des badauds restés au bord de la route. Les sifflements du tiki partaient du ruisseau : tout le monde le savait dans le quartier. Les représentants des forces de l’ordre français devaient montrer, que les croyances populaires étaient prises au sérieux par les autorités compétentes. 

C’est ce que c’était dit Sylvio en démarrant sa voiture. Il s’était dit aussi qu’il devait avoir l’air con, si le tueur le regardait.

Le lendemain, il s’était fait une raison : il n’avait pas le temps de faire une enquête sérieuse. Et puis la malédiction du PK 18,5 n’était qu’une somme de coïncidences. Son esprit cartésien en souffrait mais il allait boucler l’affaire. Il salua ses collègues. Il prit un café, papota de si de ça puis reconditionna ses troupes pour un peu plus d’efficacité. Pas facile de faire tourner un service, il avait pensé en jetant son gobelet. Tout en parlant, il fut attiré par une enveloppe de papier kraft posée sur son bureau,  sans nom de destinataire ni d'adresse. Quand il déchira l’enveloppe, il trouva une photo en noir et blanc. Cela semblait être un document découpé dans un livre scolaire ou dans un vieux catalogue d’objets d’art. Il la regarda longuement : c’était un tiki. Un tiki femme, petit, trapu et ses yeux avaient été coloriés avec une sorte de surligneur jaune fluo. 

Il fut soudain attiré par une affiche scotché sur le tableau de service, au fond de la pièce. Il courut presque, mu par une énergie irrépressible. 

Il fallait qu’il retourne sur les lieux. Une fois sur place, il se plaça sur la route et observa les maisons aux alentours. Il y avait un seul faré sur pilotis, adossé à la colline qui était juste en face de la sortie du virage. D’une distance de plus de 800 mètres, l’hypothèse de Sylvio pouvait se vérifier. Il cavala jusqu’à la maison du pécheur et trouva celui-ci debout, devant la première télénovela du matin.

- Qui habite le faré de la colline là-bas ?

- Ia ora na... tu veux un bol de Milo ? Je viens de rentrer et j’ai faim. J’ai du poisson crû aussi, tu veux ?

L’homme fouillait dans son frigo. Reprenant son souffle, Sylvio s’était assis sur le banc.

- Qui habite le faré de la colline là-bas ? C’est la même famille ? La même qui a les terres là-haut ?

- Ils ont toutes les terres ici. Du virage jusqu’en haut et ça redescend derrière jusqu’à la mer. 

-Mais toi : t’es de la famille alors ?

- Et bin voilà, champion, t’as gagné ! Mais moi je leur parle plus. Ma femme, elle est partie avec un cousin à eux. Un qui a un garage en ville. Il l'amène faire son« shoping à Vegas « 

Il a dit ça avec la bouche pincée et l’accent américain. 

- C’est pour ça que je sais ce qu’ils trafiquent. Mes enfants, ils sont avec elle. Tu vois bien : il y a plus personne ici.

Il mangeait du poisson crû avec son bol de chocolat. Sylvio observa l’intérieur de la maison. Un jouet cassé était posé sur un des matelas par terre. Des vêtements traînaient sur le sol. Tout semblait à l’abandon.

- Pourquoi tu me dis tout ça à moi ?

- Parce que je veux pas que mes enfants y vivent avec ceux-là. Si on les fout en taule, le père et puis les fils, ma femme, elle reviendra : bien obligée ! C’est la petite qui m’a dit pour leur trafic. Celle qui a 15 ans. Le vieux, il commence à la tripoter. Alors elle m’a dit pour le tiki et les accidents. Elle veut revenir ici, mais sa mère, elle veut pas, rapport à l’argent.

Il finit son assiette et se leva. Il sortit sur la terrasse. Sylvio le suivit. 

- C’est un des jeunes qui siffle, il a un sifflet fort comme pour les chiens de chasse. Tu vois : il se cache dans la rivière au niveau du passage sous la route.

Sylvio sortit l’affiche qu’il avait décroché du mur de la gendarmerie. Il la déplia et la montra à l’homme. C’était un avis de mis en garde contre les pointeurs lasers. Il lut : 

"Des appareils très dangereux : ils ont une portée de 5, 8 voire 15 km. Leur importation et donc leur utilisation sont particulièrement réglementées. Habituellement, les pointeurs lasers, qui ressemblent à de simples stylos, sont utilisés par des conférenciers ou dans des planétariums..."

L’homme ne sembla pas surpris par le contenu de la lecture de Sylvio. 

- Et le faré sur la colline juste en face de la route, il est bien à 1 km ? Et le pointeur-laser, ils l’ont ramené des Etas-Unis ?

- J’en sais rien... Au début c’étaient les deux frères qui faisaient ça pour s’amuser. Le premier accident, ils ont pas fait exprès. C’est le père qu’a eu l’idée ensuite. Pour supprimer celui qui venait réclamer un bout de terrain, vers la mer. C’était un cousin de Huahine : leur deuxième mort. Le troisième, un qui voulait faire du tarot et du paka derrière, dans la vallée. Le quatrième... bah ! tu connais ! 

Sylvio alluma une cigarette. Il commençait à faire chaud et il sentait la sueur dégouliner le long de son dos. Il contempla le paysage : la douceur des collines bleutées, le vent dans les cocotiers, l’éclat argenté de la mer et puis ce ciel, immense. Il souffla la fumée comme dans un soupir et écrasa sa cigarette sur le sol.

- Alors tout le monde le savait ici ? Et combien ils auraient pu en supprimer comme ça, sans que personne ne dise rien ?

L’homme était retourné dans la maison pour chercher deux bières fraîches. Il en donna une à Sylvio et but la sienne d’un trait. 

- Ici : tu dis rien sur les autres, comme ça, on dit rien sur toi : c’est comme ça.

- Alors pourquoi tu m’as aidé ?

- C’est la gamine qui m’a obligé.

- Obligé ? 

L’homme était parti se rechercher une bière. Sylvio le suivit.

- Obligé pourquoi ? C’est pas toi qui m’a donné la photo du tiki colorié ? C’est pas toi ?

L’homme s’était tourné et regardait la télé. Sylvio entendit du bruit dans le fond de la pièce. Il s’approcha. Une jeune fille était assise sur un bout de matelas, dans l’ombre. Il s’accroupit doucement. Elle baissa les yeux comme honteuse.

- L’enveloppe, c’est moi qui l’ai mise sur ton bureau après l'école. C’est moi qui l’ai colorié avec mes stylos. La photo, je l’ai découpée dans un livre de la bibliothèque... pour que tu comprennes.

- Et pourquoi t’as obligé ton père à me parler ?

- Pour qu’il arrête... pour qu’il laisse maman. Moi je reviens ici, je lui ai dit, mais tu laisses maman partir. Je veux plus qu’il la tape, ni les petits. Moi je reste, je lui ai dit : j’ai promis.

Sylvio la regarda : quinze ans, une peau de miel, des grands yeux noirs, des cheveux coiffés en chignon sur une nuque gracile... une biche aux pays des loups.


On a trouvé plusieurs pointeurs lasers dans le faré de la colline. Les fils ont avoué et dénoncé le père. Toute la famille a été écrouée avec des degrés divers de responsabilité. La fille a été placée en foyer, elle n’a eu aucune nouvelle de sa mère et de ses frères et soeurs. Depuis au PK 18,5 on n'entend plus le tiki siffleur. Mais on raconte que les morts reviennent et qu’ils auraient provoqué d’autres accidents : la faute au tùpapa’u ! Pas au bringue au mauvais whisky et au pakalolo...







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