Pages

3.6.12

Nadine l'endive








Le concours





Ca avait commencé dans une frénésie de créativité. Fièrement et dans le plus grand secret, j’avais écrit les cinq ou six feuillets demandés. Je les avais mis en pages avec l’ordinateur de mon fils puis j’avais envoyé le dossier complet à l’organisation. Un salon littéraire ouvrait ses portes le mois suivant et un concours de nouvelles avait été organisé. Le  premier prix était une parution et un article sur l’auteur, dans le journal local ainsi qu’un lot de livres des éditeurs invités. Ce n’était pas souvent dans cette petite ville de province que l’on donnait une chance aux anonymes. Ce concours en était une. Je le pensais si fort qu’une petite note d’espoir s’était frayé un passage dans mon coeur de zéro parmi les zéros.

Je fus transcendée par ce sentiment nouveau pendant quelques jours. Ma vie de femme au foyer était devenue un peu plus légère car j’allais devenir : Ecrivain ! Et ma vision du monde changea. Soudain tout était devenu prétexte à écrire des histoires. J’observais les autres au supermarché, à la sortie de l’école, à la poste, au square. J’imaginais milles histoires en étendant la lessive et même le repassage me permettait d’échafauder le plan de mon futur roman.

J’allais écrire.
Devenir écrivain.
Un écrivain célèbre et adulé.

En épluchant les patates, je préparais une interview : « Oui, je suis née dans cette petite ville. Oui j’ai beaucoup écrit quand j’étais jeune et j’étais la meilleure en rédaction, demandez à Madame Froment, l’institutrice, elle vous confirmera. Je me suis mariée à 19 ans car j’étais enceinte de mon fils aîné mais même si j’ai arrêté mes études très tôt, j’ai continué à écrire dans des cahiers quadrillés, j’en ai au moins une trentaine ! » je les ai toujours ces cahiers, je pourrais bien les montrer aux journalistes.

J’ai pris un de ces cahiers inachevés et je me suis mise à écrire tout ce que je voyais. Ma voisine sournoise qui faisait pisser son chien sur mes fleurs tous les matins depuis 7 ans. Ma fille de 15 ans qui me prenait pour une demeurée, en me racontant qu’elle allait réviser chez Kevin - Kevin une petite frappe que je savais déscolarisée, tatoué, percé et sûrement dealer. Mon fils chômeur de 19 ans qui dormait jusqu’à midi et partait tous les soirs « chercher du taff »... du pain béni pour moi, tous ces beaux personnages typiques de leur époque. Même la vision de mon mari, abruti devant le grand prix de F1 en train de se masser les parties, m’avait donné l’idée d’un meurtre suivit d’une enquête... Pourquoi ne pas écrire un polar ? C’était bien et surtout très tendance pour les femmes, je l’avais lu dans une revue littéraire. J’avais vraiment l’impression que toute ma vie s’était éclairée depuis ma participation à ce concours.

J’allais gagner, être édité, enfin reconnue.

Personne dans ma famille et mes proches n’avait remarqué mon changement. Pour eux j’étais toujours Nadine l’endive comme m’appelaient mes frères et soeurs. Nadine celle qui n’avait pas de saveur, pas de couleur, pas d’odeur. Nadine sans personnalité, gentille Nadine, qui prenait la vie comme elle venait sans rien demander. Pas maligne maligne mais pas méchante pour deux sous, brave comme on dit d’une bête. Brave Nadine... Mais ils allaient voir ! Nadine en photo dans le journal, entourée par des auteurs et des éditeurs, en interview à la télé et invitée dans tous les salons littéraires !!

Je sentais bien que je me chauffais un peu trop la cervelle. En passant la serpillière sur le vomi du chien, je me suis dit qu’il fallait juste attendre les résultats et après on verra.

Mais l’espoir détruit autant qu’il ne construit, j’allais vite m’en rendre compte. Car dans ma vie d’avant je n’avais pas vraiment d’envie, de désir, de rêve... je ne voyais pas la médiocrité et la mocheté de cette vie, de ma vie. Maintenant que j’avais l’espoir d’un jour nouveau : tout me semblait si lourd, si laid, si nul ...

Le salon du livre ouvrait ses portes un jeudi. Les résultats du concours de nouvelles allaient être donnés en clôture suivit d’un buffet où les auteurs des trois premiers prix seront conviés. Durant les quatre jours du salon, j’y suis allée avec mon cahier pour prendre des notes. Mais mon stylo resta bouché comme ma bouche, mon esprit, mon futur. J’ai vu les auteurs, les éditeurs, ces gens de l’ autre monde. J’ai acheté leurs livres dédicacés :  à Nadine bien amicalement, à Nadine, en souvenir de cette belle journée, à Nadine, bonne lecture... J’ai assisté à toutes les conférences : les personnages et les lieux emblématiques dans le roman, les droits des auteurs sur Internet, écrire pour être lu, l’adaptation du livre pour l’écran, quel avenir pour l’édition ? j’ai écouté presque étonnée de tout comprendre. Je les regardais eux, les auteurs élus, dans la lumière, auréolés de grâce, parlant si facilement et souriant à tous ces gens intelligents.

Le vendredi, j’ai reçu un mail de l’organisation me demandant d’être là pour la remise des prix. L’espoir était reparti de plus belle. Si j’étais invitée alors j’avais peut-être une chance ? J’ai essayé de contenir mon coeur qui battait trop vite, trop fort. J’ai préparé le repas et dîné avec ma jolie famille. Ma fille cachée derrière sa frange grasse n’a pas dit un mot et mon mari a râlé, comme à son habitude, en me prenant à témoin à chaque sujet du journal télé. Moi j’avais juste envie de me retrouver seule avec mon secret. Et je me sentais forte : j’allais échapper à Nadine l’endive et tout le monde verra qui j’étais vraiment !

Le jour de la clôture du salon et donc des résultats, j’avais mis une robe neuve. Maquillée mais pas trop, j’étais prête pour ma nouvelle vie. Adieu petit pavillon, j’étais partie sans même que mon mari et mes chers enfants n’aient remarqué mon absence. La journée s’était déroulée dans une suite de rencontres-débats interminables. Mon visage trahissait l’état de nervosité extrême dans laquelle je me trouvais. J’étais rouge et j’avais du mal à respirer. Enfin la table de cérémonie fut dressée. Le jury composé d’écrivains, d’éditeurs et de professeurs d’université firent face à une foule sagement assise dont je faisais partie. En parlant à ma voisine de droite, j’appris que tous les participants au concours avaient été contactés. Mon coeur s’était décroché dans ma poitrine...
Je n’avais donc pas plus de chance que tous ceux-là. Et pas plus de légitimité à être sur le devant de la scène. J’aurais voulu disparaître sur les champs, me liquéfier, me dissoudre, m’évanouir pour ne plus revenir, jamais.

Bien sûr, pour l’organisation, plus il y avait de monde représenté, meilleur serait l’impact dans les médias. Dès que l’on prononça les noms des gagnants en commençant par le troisième, j’ai su que je n’avais aucune chance de faire partie du trio gagnant. J’ai assisté au triomphe de ces trois personnes, j’ai applaudi et j’ai même ri quand l’une d’elles, impressionnée, a éternué dans le micro au moment des remerciements. Ce fut une belle soirée. Anonyme parmi les anonymes, j’ai bu un verre lors de la cérémonie de clôture puis je suis rentré chez moi, une pierre à la place du coeur.



Nadine l’endive a remis son tablier de ménagère et n’a plus jamais écrit une ligne, dans ses cahiers quadrillés.










Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire