Le concours
Ca
avait commencé dans une frénésie de créativité. Fièrement et dans le plus grand
secret, j’avais écrit les cinq ou six feuillets demandés. Je les avais mis en
pages avec l’ordinateur de mon fils puis j’avais envoyé le dossier complet à
l’organisation. Un salon littéraire ouvrait ses portes le mois suivant et un
concours de nouvelles avait été organisé. Le premier prix était une parution et un article sur l’auteur,
dans le journal local ainsi qu’un lot de livres des éditeurs invités. Ce
n’était pas souvent dans cette petite ville de province que l’on donnait une
chance aux anonymes. Ce concours en était une. Je le pensais si fort qu’une
petite note d’espoir s’était frayé un passage dans mon coeur de zéro parmi les
zéros.
Je
fus transcendée par ce sentiment nouveau pendant quelques jours. Ma vie de
femme au foyer était devenue un peu plus légère car j’allais devenir :
Ecrivain ! Et ma vision du monde changea. Soudain tout était devenu
prétexte à écrire des histoires. J’observais les autres au supermarché, à la
sortie de l’école, à la poste, au square. J’imaginais milles histoires en
étendant la lessive et même le repassage me permettait d’échafauder le plan de
mon futur roman.
J’allais
écrire.
Devenir
écrivain.
Un
écrivain célèbre et adulé.
En
épluchant les patates, je préparais une interview : « Oui, je suis
née dans cette petite ville. Oui j’ai beaucoup écrit quand j’étais jeune et
j’étais la meilleure en rédaction, demandez à Madame Froment, l’institutrice,
elle vous confirmera. Je me suis mariée à 19 ans car j’étais enceinte de mon
fils aîné mais même si j’ai arrêté mes études très tôt, j’ai continué à écrire
dans des cahiers quadrillés, j’en ai au moins une trentaine ! » je les ai toujours ces cahiers, je pourrais bien
les montrer aux journalistes.
J’ai
pris un de ces cahiers inachevés et je me suis mise à écrire tout ce que je
voyais. Ma voisine sournoise qui faisait pisser son chien sur mes fleurs tous
les matins depuis 7 ans. Ma fille de 15 ans qui me prenait pour une demeurée,
en me racontant qu’elle allait réviser chez Kevin - Kevin une petite frappe que
je savais déscolarisée, tatoué, percé et sûrement dealer. Mon fils chômeur de
19 ans qui dormait jusqu’à midi et partait tous les soirs « chercher du
taff »... du pain béni pour moi, tous ces beaux personnages typiques de
leur époque. Même la vision de mon mari, abruti devant le grand prix de F1 en
train de se masser les parties, m’avait donné l’idée d’un meurtre suivit d’une
enquête... Pourquoi ne pas écrire un polar ? C’était bien et surtout très
tendance pour les femmes, je l’avais lu dans une revue littéraire. J’avais
vraiment l’impression que toute ma vie s’était éclairée depuis ma participation
à ce concours.
J’allais
gagner, être édité, enfin reconnue.
Personne
dans ma famille et mes proches n’avait remarqué mon changement. Pour eux
j’étais toujours Nadine l’endive comme m’appelaient mes frères et soeurs.
Nadine celle qui n’avait pas de saveur, pas de couleur, pas d’odeur. Nadine
sans personnalité, gentille Nadine, qui prenait la vie comme elle venait sans
rien demander. Pas maligne maligne mais pas méchante pour deux sous, brave
comme on dit d’une bête. Brave Nadine... Mais ils allaient voir ! Nadine en
photo dans le journal, entourée par des auteurs et des éditeurs, en interview à
la télé et invitée dans tous les salons littéraires !!
Je
sentais bien que je me chauffais un peu trop la cervelle. En passant la
serpillière sur le vomi du chien, je me suis dit qu’il fallait juste attendre
les résultats et après on verra.
Mais
l’espoir détruit autant qu’il ne construit, j’allais vite m’en rendre compte.
Car dans ma vie d’avant je n’avais pas vraiment d’envie, de désir, de rêve...
je ne voyais pas la médiocrité et la mocheté de cette vie, de ma vie.
Maintenant que j’avais l’espoir d’un jour nouveau : tout me semblait si
lourd, si laid, si nul ...
Le
salon du livre ouvrait ses portes un jeudi. Les résultats du concours de
nouvelles allaient être donnés en clôture suivit d’un buffet où les auteurs des
trois premiers prix seront conviés. Durant les quatre jours du salon, j’y suis
allée avec mon cahier pour prendre des notes. Mais mon stylo resta bouché comme
ma bouche, mon esprit, mon futur. J’ai vu les auteurs, les éditeurs, ces gens
de l’ autre monde. J’ai acheté leurs livres dédicacés : à Nadine bien amicalement, à Nadine, en
souvenir de cette belle journée, à Nadine, bonne lecture... J’ai assisté à
toutes les conférences : les personnages et les lieux emblématiques
dans le roman, les droits des auteurs sur Internet, écrire pour être lu,
l’adaptation du livre pour l’écran, quel avenir pour l’édition ? j’ai écouté presque étonnée de tout comprendre.
Je les regardais eux, les auteurs élus, dans la lumière, auréolés de grâce,
parlant si facilement et souriant à tous ces gens intelligents.
Le
vendredi, j’ai reçu un mail de l’organisation me demandant d’être là pour la
remise des prix. L’espoir était reparti de plus belle. Si j’étais invitée alors
j’avais peut-être une chance ? J’ai essayé de contenir mon coeur qui
battait trop vite, trop fort. J’ai préparé le repas et dîné avec ma jolie
famille. Ma fille cachée derrière sa frange grasse n’a pas dit un mot et mon
mari a râlé, comme à son habitude, en me prenant à témoin à chaque sujet du
journal télé. Moi j’avais juste envie de me retrouver seule avec mon secret. Et
je me sentais forte : j’allais échapper à Nadine l’endive et tout le monde
verra qui j’étais vraiment !
Le
jour de la clôture du salon et donc des résultats, j’avais mis une robe neuve.
Maquillée mais pas trop, j’étais prête pour ma nouvelle vie. Adieu petit
pavillon, j’étais partie sans même que mon mari et mes chers enfants n’aient
remarqué mon absence. La journée s’était déroulée dans une suite de
rencontres-débats interminables. Mon visage trahissait l’état de nervosité
extrême dans laquelle je me trouvais. J’étais rouge et j’avais du mal à
respirer. Enfin la table de cérémonie fut dressée. Le jury composé d’écrivains,
d’éditeurs et de professeurs d’université firent face à une foule sagement
assise dont je faisais partie. En parlant à ma voisine de droite, j’appris que
tous les participants au concours avaient été contactés. Mon coeur s’était
décroché dans ma poitrine...
Je
n’avais donc pas plus de chance que tous ceux-là. Et pas plus de légitimité à
être sur le devant de la scène. J’aurais voulu disparaître sur les champs, me
liquéfier, me dissoudre, m’évanouir pour ne plus revenir, jamais.
Bien
sûr, pour l’organisation, plus il y avait de monde représenté, meilleur serait
l’impact dans les médias. Dès que l’on prononça les noms des gagnants en
commençant par le troisième, j’ai su que je n’avais aucune chance de faire
partie du trio gagnant. J’ai assisté au triomphe de ces trois personnes, j’ai
applaudi et j’ai même ri quand l’une d’elles, impressionnée, a éternué dans le
micro au moment des remerciements. Ce fut une belle soirée. Anonyme parmi les
anonymes, j’ai bu un verre lors de la cérémonie de clôture puis je suis rentré
chez moi, une pierre à la place du coeur.
Nadine
l’endive a remis son tablier de ménagère et n’a plus jamais écrit une
ligne, dans ses cahiers quadrillés.
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