Quand l’avion a amorcé sa
descente, elle dormait profondément. On lui avait conseillé de dormir sur le
vol Paris-Los Angeles mais de rester
éveillée sur le tronçon Los Angeles-Papeete. Elle avait bien essayé mais trop énervée sur le
premier vol, elle n’avait pas fermé l’œil une seconde. Vaincue par plus de
vingt heures sans sommeil, elle était tombée, la tête sur la poitrine, peu
après le repas. Ce sont les chuchotements d’admiration des passagers, près des
hublots qui l’avaient réveillé. Prisonnière au centre de l’appareil, elle ne
pouvait pas voir les montagnes, ni les couleurs du lagon de Tahiti. Elle se
tenait donc bien droite et respirait doucement pour essayer de calmer la vague
d’émotion qui montait en elle. Elle était là, enfin. Elle arrivait en Polynésie
française. Lentement, à la suite de la colonne humaine, elle était sortie de
l’appareil à petits pas. Arrivée sur la passerelle, les rayons d’un soleil
éclatant lui ont piqué les yeux. Elle respirait profondément un air chaud et
humide qui mélangeait l’odeur des fleurs, de la mer et du goudron chaud. Son
jean épais lui rappela qu’il faisait trente degrés. Elle se débarrassa de son
gilet de coton gris. Elle s’aperçut alors qu’elle était habillée des teintes
sombres des contrées froides, au
pays de la couleur et de la
lumière. En descendant les escaliers, elle reconnut le son du ukulélé. Son cœur
s’emballa. La voilà, l’émotion des retrouvailles, elle commençait à poindre son
nez. Ses yeux se remplirent de larmes. Ses jambes flageolèrent. En rentrant
dans l’aéroport, petit et un peu délabré, elle reprit vite ses esprits. Une
jeune vahiné dansait devant un trio de musiciens locaux blasés. La chaleur
malgré les brasseurs d’air du plafond était étouffante. Il émanait des
passagers en rangs serrés, une odeur de transpiration aigre. Tout le monde
prenait avec soulagement la petite fleur de tiare que donnait une hôtesse.
L’odeur de la fleur mise sur l’oreille permettait de mieux supporter
l’interminable attente du passage à l’immigration. Seuls deux guichets étaient
ouverts pour plus de deux cents passagers. Tahiti était bien un tout petit pays
malgré son image sublimée. Son
passeport enfin tamponné et sa valise récupérée, elle s’engagea vers la sortie.
La porte automatique s’était
ouverte sur la vie du dehors, comme le rideau d’un théâtre. Le brouhaha de la
foule monta d’un cran, tous les visages étaient braqués sur elle, les couronnes
de fleurs aux parfums enivrants pendaient aux coudes, aux bras, aux panneaux en
bois des hôtels, plusieurs personnes tendaient des ardoises avec des noms
inscrits souvent à consonances américaines. Les clans des familles faisaient
des grands signes aux arrivants, les enfants aux pieds nus dansaient sur le
carrelage à grands renforts de rires et de bousculades.
Mais pour elle, personne n’était
venu.
En sortant de l’aéroport de
Faa’a, elle remarqua tout de suite l’hôtel qu’elle avait réservé. Il était
juste en face. Elle passa devant un petit faré où plusieurs mamies préparaient
les colliers de fleurs pour les arrivées, de coquillages pour les retours.
Elles lui firent signe de venir, la saluèrent d’un « iaorana » et de
beaux sourires édentés. Mais elle se sauva en regardant par terre, traînant
derrière elle, sa grosse valise à roulettes. Le parfum des fleurs de tiare ou
de frangipanier embaumait l’air. Cette senteur entêtante la suivit presque jusqu’à la route. Sur
le trottoir, c’était une autre odeur qui lui sauta aux narines. Celle des
poubelles alignées au bord de la route. Décidemment c’était bien le pays de
contrastes que lui avait narré son père Julien. « Méfie-toi petite
fille, du chant des sirènes de Tahiti. J’en connais plus d’un qui est
revenu déçu et défait de ces îles
paradis. La réalité n’est pas la carte postale… » Une pluie soudaine, violente et grise vint accentuer
ce sentiment d’incertitude. Le ciel si bleu encore tout à l’heure s’était
brouillé et la pluie tropicale inonda la route en quelques minutes. Plus tard,
le nez à la fenêtre de sa chambre, elle regardait les gros quatre-quatre
américains passer dans des gerbes d’écume blanche, sur la route grise.
Etait-elle vraiment à Tahiti ? Il lui restait quelques heures à tuer
jusqu’au soir. Demain matin, elle prendra un autre avion pour son île. Elle se
mit à rêver d’un accueil à la polynésienne, comme elle venait de voir. Toute sa
famille sera là, les bébés et les anciens, les taties, les tontons. Au son des
guitares et des ukulélés, des chants et des rires, elle croulera sous les
colliers de fleurs.
Elle souriait à la fenêtre du
quatrième étage de la chambre 402, d’un hôtel milieu de gamme, au genre
faussement américain. La climatisation ronronnait, la télévision égrenait les
drames du monde entier, elle s’endormit. Elle venait d’avoir trente ans et ne
savait toujours pas qui elle était vraiment.
Son rêve de retour triomphant lui
avait permis de passer une vraie nuit réparatrice. Elle s’était réveillée vers
cinq heures du matin. Elle se sentait prête à vivre pleinement ce retour aux
sources qu’elle savait salutaire. Douchée et légèrement maquillée, elle se
tenait assise devant sa valise ouverte, soudain incapable de choisir un
quelconque vêtement. Comment fallait-elle qu’elle se RE-présente ? Comme
une Française habillée d’une robe droite en lin beige, la robe
« passe-partout » qu’elle aimait ? Ou de ce tee-shirt vert et
bermuda kaki, très - vacances aux tropiques-? Kaki, beige, noir, vert ou marron : elle contemplait les
couleurs du contenu de sa valise européenne. Elle allait vite se refaire une
garde robe ici, avec du rouge et de l’orange, du bleu turquoise, du jaune et du
rose vif : des couleurs de son pays, la Polynésie ! Puis elle
soupira. Découragée, elle repoussa sa valise. Qu’allait-elle faire de toutes
ces couleurs que l’on risque de juger vulgaires à son retour ? Elle
s’observa longuement dans le miroir en face d’elle. Quand allait-elle enfin
assumer son appartenance, sa couleur de peau, les traits de son visage si
typiques ? En France, les imbéciles la confondaient souvent avec une
Pakistanaise ou chez ses parents, dans les Pyrénées-Orientales, avec une
gitane. «Tu es foncée en dehors mais blanche à
l’intérieur, comme un oeuf Kinder Surprise » lui disait son père Julien en riant. Quand elle était
enfant et qu’elle rentrait de l’école, blessée par des paroles racistes ou un
vilain regard, sa maman Alice lui
disait toujours « Toi, tu es plus forte qu’eux parce que tu as
deux cultures et deux familles, deux pays et même deux papas et deux mamans, tout
est double chez toi donc tu es deux fois plus forte que ceux-là ! » Elle ne comprenait pas toute l’étendue de ce message à l’époque, mais cela la
réconfortait. Maman Alice voyait toujours quand elle était malheureuse. Elle
trouvait les mots qui la réconfortaient. Depuis sa mort, la jeune femme avait
dû se construire seule. Comment faire quand on est une petite fille de huit
ans, face au vide laissé par la mort d’une maman ? Quand on est un tout petit enfant
devant la désolation d’une vie de famille dévastée, avec un père déboussolé à
moitié fou de chagrin ?
Elle s’était renfermée, faisant
le moins de bruit possible dans la grande maison vide, travaillant bien à
l’école, grandissant d’un seul coup pour mieux assumer les tâches ménagères et
les années sont passées sans que jamais, elle ne se plaigne de rien. Mais elle
rêvait souvent à son autre famille de l’autre côté des océans. Elle s’était
inventé une sœur imaginaire à qui elle parlait souvent. Cette sœur de fiction
lui était d’un grand réconfort. Elle était toujours là. Elle lui racontait
tout. Elle lui parle encore aujourd’hui quand elle perd un peu les pédales et
que son cœur est triste.
Elle chassa ces mauvais
souvenirs, en sortant de la valise un haut à bretelles à fleurs et un short
violet. À sept heures, un petit-déjeuner continental vite avalé dans le ventre, elle repassa devant l’alignement
des poubelles en retenant sa respiration et devant le fare artisanal où les
mamies continuaient leur ouvrage. Dans la salle d’embarquement d’Air Tahiti, elle
avait bien trois heures d’attente
avant de prendre le vol qui la ramènera chez elle. Chez elle ? Mais chez elle,
c’était son petit village à côté de Saint-Cyprien. De son appartement, on
pouvait voir la mer. Depuis qu’elle était petite, elle adorait la mer, l’eau,
se baigner, nager, patauger, plonger. « Ce sont tes gènes qui parlent,
tu es issue d’une famille de pêcheurs «
lui disait son père Julien, du temps où il était heureux. « À
Tikehau, ta maison était à deux cents mètres du lagon. Tes frères et sœurs
étaient tout le temps dans l’eau. »
Alice et Julien adoraient la mer aussi. Ils pratiquaient la plongée
sous-marine. Ils étaient venus en Polynésie pour vivre un rêve. Ils étaient
jeunes, beaux et croquaient la vie à pleines dents. Ils étaient enseignants
tous les deux et avaient signé un contrat pour quatre ans. De ces quatre années
merveilleuses, ils avaient ramené un très joli souvenir : une petite
poupée brune aux cheveux de jais. Bébé Maimiti avait quatre mois quand elle
rencontra ceux qui allaient devenir ses parents adoptifs. Son père et sa mère
biologiques, parents de huit enfants habitaient la maison à côté. Sa maman
Alice passait beaucoup de temps avec son autre maman, Tiare. Elles étaient
devenues amies. Alice dans la confidence, lui avait avoué qu’elle ne pouvait
pas concevoir d’enfant. La maison des instituteurs était grande et vide. La
petite demeure voisine débordait d’enfants, de cris et de fureur souvent. Un
jour où la vie avait été un peu plus dure pour elle, Maman Tiare proposa à Alice,
bébé Maimiti qu’elle tenait dans ses bras. « Si tu veux, je te
donne. Tu lui feras une belle vie, elle fera des études et tu reviendras nous
la montrer. Ce sera ton enfant fa’a’amu. » Avec l’accord des deux pères, le bébé changea de maison. On fit les papiers
sans plus de cérémonie. Quand la petite famille farani est partie, tout le monde a pleuré en se jurant de
donner des nouvelles. Et la vie fit le reste. Le pacte a été rompu. Les
gardiennes du contrat étaient les mamans. Mais Alice s’était tuée dans un
accident de voiture. Julien, brisé n’avait jamais averti la famille de Tikehau,
du drame qui les touchait. La petite fille fa’a’amu a grandi, sans plus aucun contact avec sa deuxième famille. Même pendant
son adolescence, elle a poursuivi ses études sagement. Elle ne voulait surtout
pas charger du poids de son existence, un père fragile et dépressif. Elle était
devenue secrétaire, dans un grand cabinet médical. Elle s’était mariée avec un
gentil garçon Bruno, qui l’avait poussé à réaliser ce grand voyage. Avec leurs
deux petits salaires, ils avaient économisé sous après sous. Et le rêve était
devenu réalité.
L’enfant fa’a’amu rebaptisé Océane revenait au fenua, après vingt-sept ans d’absence. Ce voyage était
très important pour elle, qui vivait depuis trop longtemps une souffrance
muette. Bruno et elle désiraient un bébé, depuis quelques années. Alors que
tout était normal physiologiquement pour le couple, cet enfant ne venait pas.
Un jour Océane affirma à son mari, qu’elle était sûrement stérile comme sa
mère. Le trouble qui suivit alerta le jeune homme. La mère biologique d’Océane
n’était pas stérile, bien au contraire. Océane avait oublié qu’elle était une
fille des îles. Il fallait qu’elle renoue avec son passé pour rééquilibrer son
présent. Il fallait qu’elle fasse ce grand voyage pour redevenir entière et restaurer sa
partie polynésienne, qu’elle avait enterré au plus profond d’elle même.
Dans la salle d’embarquement au
bout du monde, la jeune femme aurait tant aimé avoir Bruno, son amoureux, son tendre
confident à côté d’elle. Elle se sentait terriblement seule. Elle essayait
depuis quelques minutes de maîtriser une grosse boule d’angoisse qui lui
serrait la poitrine. Elle regardait les autres personnes assises, tranquilles
et calmes. Une tatie avec un joli chapeau fleuri à côté d’elle lui souriait et
lui parlait tahitien en rigolant. Océane aimait le rire des gens d’ici :
un rire de gorge un peu enfantin, léger. Elle entendait ces rires partout. Elle
vit le geste de placer ses mains devant sa bouche chez deux jeunes filles en
face d’elle. Océane riait comme cela aussi. C’était étrange pour elle, de se
retrouver dans beaucoup d’attitude, une façon de tenir sa tête, de marcher les
genoux serrés ou de s’asseoir sans croiser les jambes...
Enfin, son vol fut annoncé. Elle
monta dans un petit bimoteur où elle s’installa, tout heureuse, côté hublot.
Son cœur battait. Dans moins d’une heure, elle reverrait son île, sa terre, sa
famille, ses frères et sœurs. Elle s’émerveilla pendant toute la durée du vol de
ce paysage sublime qu’elle contemplait longuement. Elle était originaire de
l’atoll de Tikehau, dans les Tuamotu. Elle admira pendant le survol de l’île,
le cercle presque parfait de l’atoll et l’immensité du lagon. C’était difficile
d’imaginer que des gens vivaient là, sur ces minces bandes de terres au milieu
de nulle part. Le minuscule aérodrome accueillait la vingtaine de passagers qui
débarquèrent de l’avion, happé par la fournaise que dégageait la piste. Océane
était un peu sonnée par le choc du contraste entre ses deux mondes. Elle souffrait de la morsure du soleil
sur ses épaules. L’air chaud desséchait sa bouche et elle avait soif. Ici
encore planait le doux parfum des colliers de fleurs. Les familles se
retrouvaient avec fortes embrassades et accolades chaleureuses. Océane se
tenait à l’écart. Julien lui avait donné ce qu’il lui restait de l’échange
entre les deux familles. Un dossier jauni, avec son nom Océane écrit de la main de sa mère : à l’intérieur des
papiers et des lettres, quelques photos des temps heureux et un tout petit
bracelet en liane tressée. Elle n’avait prévenu personne. Elle voulait prendre
le temps de la découverte. Elle avait essayé de regarder sur une carte où
pouvait être la maison familiale mais elle avait vite renoncé. Une vahiné, un
peu “ bimbo“ tenait un panneau avec son nom inscrit dessus «
Océane Martin, pension de la plage »
Elle se présenta. « Ah ! c’est toi ? » fit étonnée la jeune femme, « je
pensais voir une touriste ». Océane
sourit en pensant : mais je suis une touriste, j’habite près des Pyrénées.
Je ne connais rien à ce pays. Je ne fais que passer. Mais elle ne dit rien. «
Tu viens voir la famille ? »
reprit l’autre. « Oui, en quelque sorte, des parents éloignés… » Souffla
t-elle en montant dans le fourgon de la pension. « C’est quelle
famille ? » Océane n’avait pas
envie de continuer cet interrogatoire. Elle ne répondit pas et regarda dehors,
l’enfilade des cocoteraies. La jeune femme rajusta ses lunettes Dior dernier
cri, en lui montrant des petits farés dans un grand jardin. «
On est arrivé. Mon père va te faire visiter » puis elle la planta là, sa valise à la main. Pas très aimable
l’accueil à la polynésienne, pensa Océane un peu découragée. Quand le patron
arriva, il la salua et la dévisagea un long moment. Mais il ne dit rien. Il lui
fit visiter la pension, lui donna les heures des repas, une brochure d’activité et quelques prospectus. Il tenait à sa disposition des
kayaks et des vélos. Puis il disparut. Elle prit possession de son petit
bungalow sur pilotis, qui donnait sur la plage : une merveille ! Une
grande terrasse entièrement ouverte sur une chambre en bambous, des rideaux à
motifs d’eucalyptus rouges, une salle de bain toute en teck. Elle se jeta sur
le lit recouvert d’un tifaifai
fleuri en contemplant son nouvel
univers. Au loin, une pirogue à moteur passait dans le lagon, le vent faisait
bruisser les palmes des cocotiers, une poule caquetait et un chien aboyait…
Elle se sentait bien. Il fallait
qu’elle reprenne des forces avant la grande confrontation. Elle décida de
rester quelques jours tranquille,
pour se refaire une santé et bien s’acclimater.
Durant les journées suivantes,
elle se baignait et nageait longtemps. Elle se délectait de mangues, de
poissons grillés et autre thon cru au lait de coco. Elle ne faisait rien
pendant des heures, assise à l’ombre des palétuviers ou alanguie dans le lagon.
Elle s’était un peu promenée dans le village. Elle avait visité les quatre
églises : la Catholique, la Protestante, la Sanito et l’Adventiste. Autant
d’églises pour si peu d’habitants, elle ne comprenait rien à la complexité du
monde spirituel polynésien. Elle saluait poliment les rares personnes qu’elle
croisait. En regardant les photos dans son dossier jaune, elle reconnut
quelques rues du village, le quai, les bateaux des pécheurs, les tas de coprah
qui séchaient au soleil, la petite épicerie snack. Elle avait regardé
longuement le portrait de sa mère biologique. Mais aucune émotion n’était
remontée à la surface de son cœur. Elle avait lu les papiers administratifs qui
ne lui avaient rien raconté de plus. Elle marchait pieds nus, simplement vêtue
d’un paréo, les cheveux réunis en chignon sur sa nuque. Elle s’était approprié
en trois jours la locale attitude d’une fille d’ici.
Elle se pensait anonyme. Mais les
habitants de l’île qu’elle croisait en savaient bien plus sur elle, qu’elle ne
pouvait l’imaginer.
Durant la quatrième journée,
alors qu’elle prenait des photos du paysage, une jeune femme s’approcha d’elle,
tout sourire. « Iaorana copine »
Elle lui répondit en souriant aussi. La femme a continué avec son accent
chantant « Tu fais des photos ? C’est beau, ici. Mais les
terres à toi, c’est là-bas, tu vois ? » Elle lui montrait une grande cocoteraie de l’autre côté de la route. « Pardon ? a sursauté Océane. « Tu es bien
revenue pour les terres, hein ? Ta sœur Hina, elle a dit ça. Ta mère, elle
est malade et t’as pas été la voir encore. Tu attends quoi ? » Océane a aussitôt rétorqué «
Vous parlez de ma famille ? Mais je vais aller les voir, vous savez où est
leur maison ? » La fille a crié,
les sourcils froncés « Iiiiia ! Comment tu sais pas ? Keanu de la
pension, il t’a reconnu à toi : Maimiti. Il faut y aller, c’est
là-bas. » Elle a remontré l’endroit
avec son doigt puis elle a braillé « Moi je suis ta cousine Hinano, la fille de ta tatie
Francine » Et elle est repartie aussi
sec. Océane était soufflée. Comment savait-elle qui elle était ? Comment
cela pouvait être possible ? Elle courut au bungalow, se changea puis
sauta sur un vélo en direction de la grande cocoteraie, côté montagne.
Elle n’avait pas eu de “flash“
sur des endroits, des senteurs ou des moments de son enfance. Agée de trois ans
quand elle avait quitté son île, il devait lui rester des images enfouies dans
ses souvenirs. Mais elle ne ressentait rien. Aucun endroit, aucune activité,
aucune senteur n’avaient encore vraiment réveillé sa mémoire. Pourtant, quand
elle était arrivée dans le chemin de la cocoteraie, elle s’était engagée
spontanément sur la gauche. Sa cervelle saturée, c’était son corps qui
pilotait. Ses jambes pédalaient, ses bras la dirigeaient et ils savaient où ils
allaient. Elle arriva sur une plage. Une longue langue de sable blond,
parcourue de reflets rosés, s’étendait à perte de vue.
Au loin le récif cassait les
vagues dans un bruit sourd.
Son coeur reconnut d’abord le
son.
Elle ferma les yeux et tomba sur le sable rose, fauchée par
la déferlante d’émotions qui lui remontait des entrailles : le bruit des
vagues sur le récif !
Elle est toute petite, elle joue
avec ses frères et sœurs, elle court et l’océan gronde. Elle rit, elle est
heureuse. Un grand veut l’attraper. Sa sœur est là qui la protège. Le vent
chaud emmêle leurs cheveux. C’est la plage de son enfance. Son cœur est devenu
fou. Elle a du mal à le retenir. Il galope et saute dans sa poitrine, trop à
l’étroit. Elle se couche. Ses doigts reconnaissent le contact du sable fin qui
colle à la peau. Le soleil lui grille la peau. Elle voit la lumière à travers
ses paupières closes. Elle reste là un long moment couchée, immobile. Elle
craint de perdre le chemin de sa mémoire.
Elle respire doucement au rythme
du ressac et se calme enfin.
Quand elle ouvre les yeux, en
face d’elle, elle se voit. Elle porte dans ses bras un bébé. Accrochée à sa
hanche, une petite fille la fixe de ses grands yeux noirs un peu craintifs.
Elle tend la main vers le visage de l’autre qui lui parle «
Maimiti ? » Ses doigts touchent la peau douce de
son visage… « Maimiti ? » Elle se recule un peu. C’est elle mais en paréo rouge... Elle se
regarde : elle porte un short et un haut noirs. Elle regarde cette autre
elle. Le bébé pleure. Elle le berce et lui chante doucement une petite berceuse
tahitienne. Elle connaît cette chanson. Sa maman lui chantait quand elle était bébé.
Son cœur redémarre sa danse du
diable.
« Maimiti, viens. »
Elle s’est levée. Elle a marché, comme une
somnambule, derrière cette autre elle. Une petite main s’est glissée dans la
sienne. La petite fille marchait à ses côtés. Elle a reconnu la maison. La
terrasse devant, la grande pièce commune derrière où tout le monde dort, la
cuisine ouverte sur l’extérieur. Les poules qui se promènent et les chiens
étalés à l’ombre. « Maimiti, tu veux un jus ? » Elle est sonnée. Assise à la table, elle regarde les
motifs de la toile cirée un peu poisseuse. Ce sont les poissons des coraux.
Elle les reconnaît tous.
« Maimiti, viens voir
Maman, elle t’attend »
Une vieille femme aux cheveux
blancs retenus par une longue natte épaisse, est couchée sur un matelas, dans
la grande pièce. Elle regarde ses deux filles à côté d’elle : l’une à son
image, l’autre à l’image des farani.
Elle prend la main d’Océane et lui sourit. « Maimiti, tu es
revenue, c’est bien. J’ai dit à Poe que tu viendrais. Maintenant j’ai tous mes
enfants là. Je suis heureuse. Tu verras avec tes frères pour la terre. Ton papa
est mort l’année dernière. Il faudra que tu ailles le voir. Dimanche, avec Poe
et tes soeurs on fera le ma’a comme ça, tu verras tout le monde. Mais
maintenant, tu viens à la maison. Pourquoi tu es allée chez Keanu, un
étranger ? C’est ici ta famille ! «
Océane-Maimiti est allée chercher
sagement ses affaires, dans le gros pick-up Toyota de l’un de ses frères. Elle
a réglé la note de la pension. Keanu n’a pas dit un mot. Elle se doutait bien
que tout le monde était au courant. Son histoire avait dû faire trois fois le
tour de l’île. C’était facile de savoir qui elle était : sa sœur jumelle
Poe lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.
Elle a écrit une longue lettre à
Bruno. Elle lui racontait que sa sœur imaginaire, celle qui l’avait aidé dans
tous ses moments difficiles s’appelait Poe et qu’elle était bien réelle. Que
quand elle se baladait à Perpignan, on pouvait la voir à Tikehau et
inversement ! Que ses frères et sœurs d’abord méfiants l’avaient bien
accepté après quelques jours. Qu’elle avait retrouvé son autre maman. Elle qui
avait souffert de la solitude durant son enfance se retrouvait avec sept frères
et sœurs et dix-huit petits-neveux et nièces, sans compter les cousins, les
tantes et les oncles. Les bringues en son honneur n’en finissaient pas !
Elle était un peu dépassée par
toute cette grande famille. La vie était douce aux Tuamotu, mais elle avait
hâte de rentrer. Elle lui rappelait encore et encore, son immense amour pour
lui. Lui qui avait été si confiant en la laissant partir. Elle lui écrivait
aussi que malgré son départ loin de son île, son adoption, le peu de liens
qu’elle avait entretenu, on lui avait donné un petit bout de terre qui lui
revenait de droit. Un tout petit bout d’île mais un grand morceau d’elle-même, elle qui était à
moitié française, à moitié polynésienne, un peu bancale, un peu fragile se
retrouvait forte enfin de sa double culture et de son double enracinement.
Un mois plus tard, quand elle
repassa devant le faré des mamies de l’aéroport, elle n’avait plus peur. Elle
leur acheta plusieurs colliers de coquillages et les serra dans ses bras. Elle
écouta leurs blagues et savoura leurs rires. Elle reprit l’avion en sens
inverse. Son cœur se serra quand elle contempla le lagon qui s’éloignait. Elle
repensa à sa famille perdue au milieu du Pacifique.
Elle se jura qu’elle reviendrait
vite, avec Bruno et peut-être avec leur enfant.
Et si la nature restait
capricieuse, Poe lui a dit qu’elle pourrait lui donner un bébé : un bébé
qui lui ressemble, un bébé fa’a’amu avec
ses deux familles des deux bouts du monde