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22.11.12

Le dernier voyage d’Angelo


Cette nouvelle a reçu le premier prix du concours de nouvelle du salon du livre de Papeete 2012.










Manoa, sur le ponton, court vers le bateau. Il fait des grands gestes. Son cartable au bout du bras, il le balance de gauche à droite. C’est le signe pour son grand-père de la fin de l’école. Le moteur de la barque pétarade en arrivant droit sur le garçon puis ralentit en longeant le ponton. Avec un grand sourire Papy Angelo attrape le gamin, l’assoit sur une planche, prend le cartable et le jette dans la glacière. Dans un grand bouillonnement, la barque se soulève et les voilà partis à la pêche jusqu’à la nuit. C’est le moment préféré de la journée de Manoa. Il lui tarde souvent d’entendre la sonnerie de la fin de l’école. Des fenêtres de la classe, il voit le lagon qui le nargue. Quelquefois, il repère le petit bateau quand un éclair de soleil tape sur la coque argentée. Comme des petits appels, des clins d’œil que lui envoie son grand-père. Manoa connaît tous les bateaux qui passent, les noms des pêcheurs et des poissons du lagon. C’est plus facile pour lui que d’apprendre les verbes conjugués ou les divisions. La maîtresse a dit à ses parents, qu’il ne fallait plus qu’il parte à la pêche si tard. Le matin, il dort en classe. Mais Manoa s’en fiche. Il est heureux avec Papy Angelo sur la petite barque en fer. Ils ne parlent pas. Ils se comprennent. Ils pêchent côte à côte, entre hommes et c’est bien comme ça. Et personne ne l’empêchera de sauter dans la barque, une fois l’école finie.
Mais un soir, le bateau n’est pas là. Toute la journée, il a guetté par la fenêtre. Quand la cloche a sonné, il a dévalé les deux rues du village puis la piste en soupe de corail jusqu’au petit port. Au bout du bout du ponton, il a scruté longuement : pas d’éclair d’argent au loin, pas de houle, pas de Tupuna Tane. Son cœur s’est serré. Il a dû se passer quelque chose.
Manoa est reparti en courant, de l’autre côté du village. Son cartable bringuebalait sur son dos et lui tenait trop chaud. Il le jeta dans le fossé et repartit de plus belle. Son cœur cognait à ses oreilles, il sentait son sang bouillir d’inquiétude. Papy Angelo était son meilleur ami. Jamais il ne lui disait ce qu’il devait faire. Il le regardait avec ses yeux gentils et Manoa se sentait important.
Quand il était petit, Angelo l’amenait partout dans ses bras et plus tard quand il marchait, il tenait sa main minuscule et réglait sa foulée sur la sienne. À petits pas, ils allaient regarder la mer de longs moments. Bien avant que Manoa ne sache nager, Angelo l’a pris avec lui sur la barque alu et personne n’a rien dit. Il regardait son grand-père pêcher au nylon, à la nasse ou au filet. Il apprenait vite. Jamais Manoa n’avait réfléchi à l’âge d’Angelo. Jamais Manoa n’avait pensé qu’il pût être fragile, malade ou vraiment vieux. Son grand-père était si grand, puissant avec ses larges épaules et sa peau dorée, son éternel chapeau vissé sur le crâne avec les bords tout élimés.
Manoa voyait maintenant la maison d’Angelo. Il ralentit sa course pour reprendre un peu de contrôle. Comme un mauvais présage, l’ambulance Lee Wang, la seule de l’île, était garée devant la porte ouverte. Le souffle lui manqua alors et de grosses larmes jaillirent de ses yeux. Il s’approcha. À l’intérieur, il vit ses tantes, sa mère et son cousin Teva, le docteur taote Jura qui était accroupi. Personne ne fit attention à lui. Sur un matelas posé sur le sol, Papy Angelo était couché. Ses yeux étaient fermés. « C’est son cœur »  lui a dit sa tante doucement. Manoa s’approcha. Il se faufila entre toutes les jambes et rampa presque. Il parlait à l’oreille du vieil homme. «Papy, tu vas pas me laisser ? Il y a école demain et j’ai pas mon cartable. Tu m’as dit qu’on irait aux langoustes». Les yeux dorés s’étaient ouverts. Toute la tendresse qu’Angelo portait au petit, se lisait dans son sourire. On l’installa dans l’ambulance qui est partie, sans sa sirène. Manoa savait où on l’emmenait. Le taaote avait parlé de l’évasan. Il se mit à courir et sauta sur le premier vélo qu’il trouva.
Pédalant comme un champion, il passa par la plage, enroula quelque chose dans son tricot et reprit sa course. Papy Angelo allait être évacué par avion sanitaire. Il allait partir en ville dans le grand hôpital blanc. Quand son grand-père regardait passer les avions, dans la barque alu, il disait toujours que ce serait son dernier voyage. Si un jour on me met là-dedans, tu penses bien que je reviendrais pas. Ou alors dans la soute avec les bagages, disait-il en rigolant… Manoa ne pleurait plus. Le soleil cognait fort et la piste crachait de la poussière qui l’étouffait. Enfin, il vit les drapeaux du petit aérodrome. Un avion attendait sur le tarmac, plusieurs personnes s’activaient autour d’une civière. Il jeta son vélo, passa sous une barrière et cria de toutes ses forces. «Papy attend-moi !» Tout le monde se figea. Manoa s’écroula presque sur son grand-père. «Attends ! je t’ai ramené un Pu !» Angelo ôta le masque à oxygène de sa bouche. Il regarda longuement le gros coquillage que le gamin avait porté dans son tricot. Manoa tout doucement lui porta à l’oreille. «Écoute Papy, écoute la mer : comme ça, tu l’emporteras avec toi !» Puis il prit le visage de son grand-père dans ses petits bras et le serra. Personne n’osait bouger. Ils sont restés un long moment comme ça.
Quand l’avion a quitté le sol, Manoa n’a pas pleuré. Il imaginait Papy Angelo avec son coquillage qui lui chantait la mer. Il savait qu’il était heureux et qu’ainsi son dernier voyage, il le ferait, avec l’océan dans son coeur…

Le bruit des vagues sur le récif















Quand l’avion a amorcé sa descente, elle dormait profondément. On lui avait conseillé de dormir sur le vol Paris-Los Angeles mais de rester éveillée sur le tronçon Los Angeles-Papeete. Elle avait bien essayé mais trop énervée sur le premier vol, elle n’avait pas fermé l’œil une seconde. Vaincue par plus de vingt heures sans sommeil, elle était tombée, la tête sur la poitrine, peu après le repas. Ce sont les chuchotements d’admiration des passagers, près des hublots qui l’avaient réveillé. Prisonnière au centre de l’appareil, elle ne pouvait pas voir les montagnes, ni les couleurs du lagon de Tahiti. Elle se tenait donc bien droite et respirait doucement pour essayer de calmer la vague d’émotion qui montait en elle. Elle était là, enfin. Elle arrivait en Polynésie française. Lentement, à la suite de la colonne humaine, elle était sortie de l’appareil à petits pas. Arrivée sur la passerelle, les rayons d’un soleil éclatant lui ont piqué les yeux. Elle respirait profondément un air chaud et humide qui mélangeait l’odeur des fleurs, de la mer et du goudron chaud. Son jean épais lui rappela qu’il faisait trente degrés. Elle se débarrassa de son gilet de coton gris. Elle s’aperçut alors qu’elle était habillée des teintes sombres des contrées froides, au  pays  de la couleur et de la lumière. En descendant les escaliers, elle reconnut le son du ukulélé. Son cœur s’emballa. La voilà, l’émotion des retrouvailles, elle commençait à poindre son nez. Ses yeux se remplirent de larmes. Ses jambes flageolèrent. En rentrant dans l’aéroport, petit et un peu délabré, elle reprit vite ses esprits. Une jeune vahiné dansait devant un trio de musiciens locaux blasés. La chaleur malgré les brasseurs d’air du plafond était étouffante. Il émanait des passagers en rangs serrés, une odeur de transpiration aigre. Tout le monde prenait avec soulagement la petite fleur de tiare que donnait une hôtesse. L’odeur de la fleur mise sur l’oreille permettait de mieux supporter l’interminable attente du passage à l’immigration. Seuls deux guichets étaient ouverts pour plus de deux cents passagers. Tahiti était bien un tout petit pays malgré son image sublimée.  Son passeport enfin tamponné et sa valise récupérée, elle s’engagea vers la sortie.

La porte automatique s’était ouverte sur la vie du dehors, comme le rideau d’un théâtre. Le brouhaha de la foule monta d’un cran, tous les visages étaient braqués sur elle, les couronnes de fleurs aux parfums enivrants pendaient aux coudes, aux bras, aux panneaux en bois des hôtels, plusieurs personnes tendaient des ardoises avec des noms inscrits souvent à consonances américaines. Les clans des familles faisaient des grands signes aux arrivants, les enfants aux pieds nus dansaient sur le carrelage à grands renforts de rires et de bousculades.

Mais pour elle, personne n’était venu.

En sortant de l’aéroport de Faa’a, elle remarqua tout de suite l’hôtel qu’elle avait réservé. Il était juste en face. Elle passa devant un petit faré où plusieurs mamies préparaient les colliers de fleurs pour les arrivées, de coquillages pour les retours. Elles lui firent signe de venir, la saluèrent d’un « iaorana » et de beaux sourires édentés. Mais elle se sauva en regardant par terre, traînant derrière elle, sa grosse valise à roulettes. Le parfum des fleurs de tiare ou de frangipanier embaumait l’air. Cette senteur entêtante  la suivit presque jusqu’à la route. Sur le trottoir, c’était une autre odeur qui lui sauta aux narines. Celle des poubelles alignées au bord de la route. Décidemment c’était bien le pays de contrastes que lui avait narré son père Julien. «  Méfie-toi petite fille, du chant des sirènes de Tahiti. J’en connais plus d’un qui est revenu  déçu et défait de ces îles paradis. La réalité n’est pas la carte postale… » Une pluie soudaine, violente et grise vint accentuer ce sentiment d’incertitude. Le ciel si bleu encore tout à l’heure s’était brouillé et la pluie tropicale inonda la route en quelques minutes. Plus tard, le nez à la fenêtre de sa chambre, elle regardait les gros quatre-quatre américains passer dans des gerbes d’écume blanche, sur la route grise. Etait-elle vraiment à Tahiti ? Il lui restait quelques heures à tuer jusqu’au soir. Demain matin, elle prendra un autre avion pour son île. Elle se mit à rêver d’un accueil à la polynésienne, comme elle venait de voir. Toute sa famille sera là, les bébés et les anciens, les taties, les tontons. Au son des guitares et des ukulélés, des chants et des rires, elle croulera sous les colliers de fleurs.

Elle souriait à la fenêtre du quatrième étage de la chambre 402, d’un hôtel milieu de gamme, au genre faussement américain. La climatisation ronronnait, la télévision égrenait les drames du monde entier, elle s’endormit. Elle venait d’avoir trente ans et ne savait toujours pas qui elle était vraiment.

Son rêve de retour triomphant lui avait permis de passer une vraie nuit réparatrice. Elle s’était réveillée vers cinq heures du matin. Elle se sentait prête à vivre pleinement ce retour aux sources qu’elle savait salutaire. Douchée et légèrement maquillée, elle se tenait assise devant sa valise ouverte, soudain incapable de choisir un quelconque vêtement. Comment fallait-elle qu’elle se RE-présente ? Comme une Française habillée d’une robe droite en lin beige, la robe « passe-partout » qu’elle aimait ? Ou de ce tee-shirt vert et bermuda kaki, très - vacances aux tropiques-? Kaki, beige, noir, vert ou marron : elle contemplait les couleurs du contenu de sa valise européenne. Elle allait vite se refaire une garde robe ici, avec du rouge et de l’orange, du bleu turquoise, du jaune et du rose vif : des couleurs de son pays, la Polynésie ! Puis elle soupira. Découragée, elle repoussa sa valise. Qu’allait-elle faire de toutes ces couleurs que l’on risque de juger vulgaires à son retour ? Elle s’observa longuement dans le miroir en face d’elle. Quand allait-elle enfin assumer son appartenance, sa couleur de peau, les traits de son visage si typiques  ? En France, les imbéciles la confondaient souvent avec une Pakistanaise ou chez ses parents, dans les Pyrénées-Orientales, avec une gitane. «Tu es foncée en dehors mais blanche à l’intérieur, comme un oeuf Kinder Surprise » lui disait son père Julien en riant. Quand elle était enfant et qu’elle rentrait de l’école, blessée par des paroles racistes ou un vilain regard, sa maman Alice  lui disait toujours « Toi, tu es plus forte qu’eux parce que tu as deux cultures et deux familles, deux pays et même deux papas et deux mamans, tout est double chez toi donc tu es deux fois plus forte que ceux-là ! » Elle ne comprenait  pas toute l’étendue de ce message à l’époque, mais cela la réconfortait. Maman Alice voyait toujours quand elle était malheureuse. Elle trouvait les mots qui la réconfortaient. Depuis sa mort, la jeune femme avait dû se construire seule. Comment faire quand on est une petite fille de huit ans, face au vide laissé par la mort d’une maman ?  Quand on est un tout petit enfant devant la désolation d’une vie de famille dévastée, avec un père déboussolé à moitié fou de chagrin ?
Elle s’était renfermée, faisant le moins de bruit possible dans la grande maison vide, travaillant bien à l’école, grandissant d’un seul coup pour mieux assumer les tâches ménagères et les années sont passées sans que jamais, elle ne se plaigne de rien. Mais elle rêvait souvent à son autre famille de l’autre côté des océans. Elle s’était inventé une sœur imaginaire à qui elle parlait souvent. Cette sœur de fiction lui était d’un grand réconfort. Elle était toujours là. Elle lui racontait tout. Elle lui parle encore aujourd’hui quand elle perd un peu les pédales et que son cœur est triste.

Elle chassa ces mauvais souvenirs, en sortant de la valise un haut à bretelles à fleurs et un short violet. À sept heures, un petit-déjeuner continental  vite avalé dans le ventre, elle repassa devant l’alignement des poubelles en retenant sa respiration et devant le fare artisanal où les mamies continuaient leur ouvrage. Dans la salle d’embarquement d’Air Tahiti, elle avait  bien trois heures d’attente avant de prendre le vol qui la ramènera chez elle. Chez elle ? Mais chez elle, c’était son petit village à côté de Saint-Cyprien. De son appartement, on pouvait voir la mer. Depuis qu’elle était petite, elle adorait la mer, l’eau, se baigner, nager, patauger, plonger. « Ce sont tes gènes qui parlent, tu es issue d’une famille de pêcheurs «  lui disait son père Julien, du temps où il était heureux. « À Tikehau, ta maison était à deux cents mètres du lagon. Tes frères et sœurs étaient tout le temps dans l’eau. » Alice et Julien adoraient la mer aussi. Ils pratiquaient la plongée sous-marine. Ils étaient venus en Polynésie pour vivre un rêve. Ils étaient jeunes, beaux et croquaient la vie à pleines dents. Ils étaient enseignants tous les deux et avaient signé un contrat pour quatre ans. De ces quatre années merveilleuses, ils avaient ramené un très joli souvenir : une petite poupée brune aux cheveux de jais. Bébé Maimiti avait quatre mois quand elle rencontra ceux qui allaient devenir ses parents adoptifs. Son père et sa mère biologiques, parents de huit enfants habitaient la maison à côté. Sa maman Alice passait beaucoup de temps avec son autre maman, Tiare. Elles étaient devenues amies. Alice dans la confidence, lui avait avoué qu’elle ne pouvait pas concevoir d’enfant. La maison des instituteurs était grande et vide. La petite demeure voisine débordait d’enfants, de cris et de fureur souvent. Un jour où la vie avait été un peu plus dure pour elle, Maman Tiare proposa à Alice, bébé Maimiti qu’elle tenait dans ses bras. « Si tu veux, je te donne. Tu lui feras une belle vie, elle fera des études et tu reviendras nous la montrer. Ce sera ton enfant fa’a’amu. » Avec l’accord des deux pères, le bébé changea de maison. On fit les papiers sans plus de cérémonie. Quand la petite famille farani est partie, tout le monde a pleuré en se jurant de donner des nouvelles. Et la vie fit le reste. Le pacte a été rompu. Les gardiennes du contrat étaient les mamans. Mais Alice s’était tuée dans un accident de voiture. Julien, brisé n’avait jamais averti la famille de Tikehau, du drame qui les touchait. La petite fille fa’a’amu a grandi, sans plus aucun contact  avec sa deuxième famille. Même pendant son adolescence, elle a poursuivi ses études sagement. Elle ne voulait surtout pas charger du poids de son existence, un père fragile et dépressif. Elle était devenue secrétaire, dans un grand cabinet médical. Elle s’était mariée avec un gentil garçon Bruno, qui l’avait poussé à réaliser ce grand voyage. Avec leurs deux petits salaires, ils avaient économisé sous après sous. Et le rêve était devenu réalité.

L’enfant fa’a’amu rebaptisé Océane revenait au fenua, après vingt-sept ans d’absence. Ce voyage était très important pour elle, qui vivait depuis trop longtemps une souffrance muette. Bruno et elle désiraient un bébé, depuis quelques années. Alors que tout était normal physiologiquement pour le couple, cet enfant ne venait pas. Un jour Océane affirma à son mari, qu’elle était sûrement stérile comme sa mère. Le trouble qui suivit alerta le jeune homme. La mère biologique d’Océane n’était pas stérile, bien au contraire. Océane avait oublié qu’elle était une fille des îles. Il fallait qu’elle renoue avec son passé pour rééquilibrer son présent. Il fallait qu’elle fasse ce grand voyage pour  redevenir entière et restaurer sa partie polynésienne, qu’elle avait enterré au plus profond d’elle même.

Dans la salle d’embarquement au bout du monde, la jeune femme aurait tant aimé avoir Bruno, son amoureux, son tendre confident à côté d’elle. Elle se sentait terriblement seule. Elle essayait depuis quelques minutes de maîtriser une grosse boule d’angoisse qui lui serrait la poitrine. Elle regardait les autres personnes assises, tranquilles et calmes. Une tatie avec un joli chapeau fleuri à côté d’elle lui souriait et lui parlait tahitien en rigolant. Océane aimait le rire des gens d’ici : un rire de gorge un peu enfantin, léger. Elle entendait ces rires partout. Elle vit le geste de placer ses mains devant sa bouche chez deux jeunes filles en face d’elle. Océane riait comme cela aussi. C’était étrange pour elle, de se retrouver dans beaucoup d’attitude, une façon de tenir sa tête, de marcher les genoux serrés ou de s’asseoir sans croiser les jambes...

Enfin, son vol fut annoncé. Elle monta dans un petit bimoteur où elle s’installa, tout heureuse, côté hublot. Son cœur battait. Dans moins d’une heure, elle reverrait son île, sa terre, sa famille, ses frères et sœurs. Elle s’émerveilla pendant toute la durée du vol de ce paysage sublime qu’elle contemplait longuement. Elle était originaire de l’atoll de Tikehau, dans les Tuamotu. Elle admira pendant le survol de l’île, le cercle presque parfait de l’atoll et l’immensité du lagon. C’était difficile d’imaginer que des gens vivaient là, sur ces minces bandes de terres au milieu de nulle part. Le minuscule aérodrome accueillait la vingtaine de passagers qui débarquèrent de l’avion, happé par la fournaise que dégageait la piste. Océane était un peu sonnée par le choc du contraste entre ses deux mondes.  Elle souffrait de la morsure du soleil sur ses épaules. L’air chaud desséchait sa bouche et elle avait soif. Ici encore planait le doux parfum des colliers de fleurs. Les familles se retrouvaient avec fortes embrassades et accolades chaleureuses. Océane se tenait à l’écart. Julien lui avait donné ce qu’il lui restait de l’échange entre les deux familles. Un dossier jauni, avec son nom Océane écrit de la main de sa mère : à l’intérieur des papiers et des lettres, quelques photos des temps heureux et un tout petit bracelet en liane tressée. Elle n’avait prévenu personne. Elle voulait prendre le temps de la découverte. Elle avait essayé de regarder sur une carte où pouvait être la maison familiale mais elle avait vite renoncé. Une vahiné, un peu “ bimbo“ tenait un panneau avec son nom inscrit dessus «  Océane Martin, pension de la plage » Elle se présenta. « Ah ! c’est toi ? » fit étonnée la jeune femme, « je pensais voir une touriste ». Océane sourit en pensant : mais je suis une touriste, j’habite près des Pyrénées. Je ne connais rien à ce pays. Je ne fais que passer. Mais elle ne dit rien. «  Tu viens voir la famille ? » reprit l’autre. «  Oui, en quelque  sorte, des parents éloignés… »  Souffla t-elle en montant dans le fourgon de la pension. «  C’est quelle famille ? » Océane n’avait pas envie de continuer cet interrogatoire. Elle ne répondit pas et regarda dehors, l’enfilade des cocoteraies. La jeune femme rajusta ses lunettes Dior dernier cri, en lui montrant des petits farés dans un grand jardin. «  On est arrivé. Mon père va te faire visiter » puis elle la planta là, sa valise à la main. Pas très aimable l’accueil à la polynésienne, pensa Océane un peu découragée. Quand le patron arriva, il la salua et la dévisagea un long moment. Mais il ne dit rien. Il lui fit visiter la pension, lui donna les heures des repas, une brochure  d’activité  et quelques prospectus. Il tenait à sa disposition des kayaks et des vélos. Puis il disparut. Elle prit possession de son petit bungalow sur pilotis, qui donnait sur la plage : une merveille ! Une grande terrasse entièrement ouverte sur une chambre en bambous, des rideaux à motifs d’eucalyptus rouges, une salle de bain toute en teck. Elle se jeta sur le lit recouvert d’un tifaifai fleuri  en contemplant son nouvel univers. Au loin, une pirogue à moteur passait dans le lagon, le vent faisait bruisser les palmes des cocotiers, une poule caquetait et un chien aboyait…

Elle se sentait bien. Il fallait qu’elle reprenne des forces avant la grande confrontation. Elle décida de rester quelques jours  tranquille, pour se refaire une santé et bien s’acclimater.

Durant les journées suivantes, elle se baignait et nageait longtemps. Elle se délectait de mangues, de poissons grillés et autre thon cru au lait de coco. Elle ne faisait rien pendant des heures, assise à l’ombre des palétuviers ou alanguie dans le lagon. Elle s’était un peu promenée dans le village. Elle avait visité les quatre églises : la Catholique, la Protestante, la Sanito et l’Adventiste. Autant d’églises pour si peu d’habitants, elle ne comprenait rien à la complexité du monde spirituel polynésien. Elle saluait poliment les rares personnes qu’elle croisait. En regardant les photos dans son dossier jaune, elle reconnut quelques rues du village, le quai, les bateaux des pécheurs, les tas de coprah qui séchaient au soleil, la petite épicerie snack. Elle avait regardé longuement le portrait de sa mère biologique. Mais aucune émotion n’était remontée à la surface de son cœur. Elle avait lu les papiers administratifs qui ne lui avaient rien raconté de plus. Elle marchait pieds nus, simplement vêtue d’un paréo, les cheveux réunis en chignon sur sa nuque. Elle s’était approprié en trois jours la locale attitude d’une fille d’ici.

Elle se pensait anonyme. Mais les habitants de l’île qu’elle croisait en savaient bien plus sur elle, qu’elle ne pouvait l’imaginer.

Durant la quatrième journée, alors qu’elle prenait des photos du paysage, une jeune femme s’approcha d’elle, tout sourire. « Iaorana copine » Elle lui répondit en souriant aussi. La femme a continué avec son accent chantant «  Tu fais des photos ? C’est beau, ici. Mais les terres à toi, c’est là-bas, tu vois ? » Elle lui montrait une grande cocoteraie de l’autre côté de la route. « Pardon ? a sursauté Océane. «  Tu es bien revenue pour les terres, hein ? Ta sœur Hina, elle a dit ça. Ta mère, elle est malade et t’as pas été la voir encore. Tu attends quoi  ? » Océane a aussitôt rétorqué  «  Vous parlez de ma famille ? Mais je vais aller les voir, vous savez où est leur maison ? » La fille a crié, les sourcils froncés  «  Iiiiia ! Comment tu sais pas ? Keanu de la pension, il t’a reconnu à toi : Maimiti. Il faut y aller, c’est là-bas. » Elle a remontré l’endroit avec son doigt puis elle a braillé «  Moi je suis ta cousine Hinano, la fille de ta tatie Francine » Et elle est repartie aussi sec. Océane était soufflée. Comment savait-elle qui elle était ? Comment cela pouvait être possible ? Elle courut au bungalow, se changea puis sauta sur un vélo en direction de la grande cocoteraie, côté montagne. 

Elle n’avait pas eu de “flash“ sur des endroits, des senteurs ou des moments de son enfance. Agée de trois ans quand elle avait quitté son île, il devait lui rester des images enfouies dans ses souvenirs. Mais elle ne ressentait rien. Aucun endroit, aucune activité, aucune senteur n’avaient encore vraiment réveillé sa mémoire. Pourtant, quand elle était arrivée dans le chemin de la cocoteraie, elle s’était engagée spontanément sur la gauche. Sa cervelle saturée, c’était son corps qui pilotait. Ses jambes pédalaient, ses bras la dirigeaient et ils savaient où ils allaient. Elle arriva sur une plage. Une longue langue de sable blond, parcourue de reflets rosés, s’étendait à perte de vue.

Au loin le récif cassait les vagues dans un bruit sourd.

Son coeur reconnut d’abord le son.

Elle ferma les yeux  et tomba sur le sable rose, fauchée par la déferlante d’émotions qui lui remontait des entrailles : le bruit des vagues sur le récif !

Elle est toute petite, elle joue avec ses frères et sœurs, elle court et l’océan gronde. Elle rit, elle est heureuse. Un grand veut l’attraper. Sa sœur est là qui la protège. Le vent chaud emmêle leurs cheveux. C’est la plage de son enfance. Son cœur est devenu fou. Elle a du mal à le retenir. Il galope et saute dans sa poitrine, trop à l’étroit. Elle se couche. Ses doigts reconnaissent le contact du sable fin qui colle à la peau. Le soleil lui grille la peau. Elle voit la lumière à travers ses paupières closes. Elle reste là un long moment couchée, immobile. Elle craint de perdre le chemin de sa mémoire. 

Elle respire doucement au rythme du ressac et se calme enfin.

Quand elle ouvre les yeux, en face d’elle, elle se voit. Elle porte dans ses bras un bébé. Accrochée à sa hanche, une petite fille la fixe de ses grands yeux noirs un peu craintifs. Elle tend la main vers le visage de l’autre qui lui parle «  Maimiti ? »  Ses doigts touchent la peau douce de son visage… «  Maimiti ? » Elle se recule un peu. C’est elle mais en paréo rouge... Elle se regarde : elle porte un short et un haut noirs. Elle regarde cette autre elle. Le bébé pleure. Elle le berce et lui chante doucement une petite berceuse tahitienne. Elle connaît cette chanson. Sa maman lui chantait quand elle était bébé.

Son cœur redémarre sa danse du diable.

«  Maimiti, viens. » Elle s’est levée. Elle a marché, comme une somnambule, derrière cette autre elle. Une petite main s’est glissée dans la sienne. La petite fille marchait à ses côtés. Elle a reconnu la maison. La terrasse devant, la grande pièce commune derrière où tout le monde dort, la cuisine ouverte sur l’extérieur. Les poules qui se promènent et les chiens étalés à l’ombre. «  Maimiti, tu veux un jus ? » Elle est sonnée. Assise à la table, elle regarde les motifs de la toile cirée un peu poisseuse. Ce sont les poissons des coraux. Elle les reconnaît tous.

«  Maimiti, viens voir Maman, elle t’attend »

Une vieille femme aux cheveux blancs retenus par une longue natte épaisse, est couchée sur un matelas, dans la grande pièce. Elle regarde ses deux filles à côté d’elle : l’une à son image, l’autre à l’image des farani. Elle prend la main d’Océane et lui sourit. «  Maimiti, tu es revenue, c’est bien. J’ai dit à Poe que tu viendrais. Maintenant j’ai tous mes enfants là. Je suis heureuse. Tu verras avec tes frères pour la terre. Ton papa est mort l’année dernière. Il faudra que tu ailles le voir. Dimanche, avec Poe et tes soeurs on fera le ma’a comme ça, tu verras tout le monde. Mais maintenant, tu viens à la maison. Pourquoi tu es allée chez Keanu, un étranger ? C’est ici ta famille ! « 

Océane-Maimiti est allée chercher sagement ses affaires, dans le gros pick-up Toyota de l’un de ses frères. Elle a réglé la note de la pension. Keanu n’a pas dit un mot. Elle se doutait bien que tout le monde était au courant. Son histoire avait dû faire trois fois le tour de l’île. C’était facile de savoir qui elle était : sa sœur jumelle Poe lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

Elle a écrit une longue lettre à Bruno. Elle lui racontait que sa sœur imaginaire, celle qui l’avait aidé dans tous ses moments difficiles s’appelait Poe et qu’elle était bien réelle. Que quand elle se baladait à Perpignan, on pouvait la voir à Tikehau et inversement ! Que ses frères et sœurs d’abord méfiants l’avaient bien accepté après quelques jours. Qu’elle avait retrouvé son autre maman. Elle qui avait souffert de la solitude durant son enfance se retrouvait avec sept frères et sœurs et dix-huit petits-neveux et nièces, sans compter les cousins, les tantes et les oncles. Les bringues en son honneur n’en finissaient pas !

Elle était un peu dépassée par toute cette grande famille. La vie était douce aux Tuamotu, mais elle avait hâte de rentrer. Elle lui rappelait encore et encore, son immense amour pour lui. Lui qui avait été si confiant en la laissant partir. Elle lui écrivait aussi que malgré son départ loin de son île, son adoption, le peu de liens qu’elle avait entretenu, on lui avait donné un petit bout de terre qui lui revenait de droit. Un tout petit bout d’île mais un grand  morceau d’elle-même, elle qui était à moitié française, à moitié polynésienne, un peu bancale, un peu fragile se retrouvait forte enfin de sa double culture et de son double enracinement.




Un mois plus tard, quand elle repassa devant le faré des mamies de l’aéroport, elle n’avait plus peur. Elle leur acheta plusieurs colliers de coquillages et les serra dans ses bras. Elle écouta leurs blagues et savoura leurs rires. Elle reprit l’avion en sens inverse. Son cœur se serra quand elle contempla le lagon qui s’éloignait. Elle repensa à sa famille perdue au milieu du Pacifique.

Elle se jura qu’elle reviendrait vite, avec Bruno et peut-être avec leur enfant.

Et si la nature restait capricieuse, Poe lui a dit qu’elle pourrait lui donner un bébé : un bébé qui lui ressemble, un bébé fa’a’amu avec ses deux familles des deux bouts du monde














26.6.12

L'invitation


                               





Quand elle reçut la lettre, elle la pressa contre sa poitrine en souriant. Enfin, elle était arrivée. Elle valsa avec elle à travers le petit studio puis s’assit sur son unique chaise. Elle posa la missive sur la table devant elle, d’une façon solennelle. Elle n’y croyait plus et les derniers jours avaient été terribles. Tout le monde autour d’elle ne parlait que de cette soirée. Et elle mentait en disant que, oui elle aussi, était de la fête. Elle prit tout son temps pour ouvrir l’enveloppe puis  elle sortit le bristol, le petit doigt en l’air comme une princesse. A presque trente ans, c’était pathétique mais elle y croyait encore. Elle lut tout haut l’intitulé dans un style guilleret. Mais elle s’arrêta net à la deuxième phrase.

Son regard se brouilla.

Elle se précipita et brancha son ordinateur portable. Elle visita sa page de Facebook qui affichait, royal, deux cent soixante-douze amis. Elle envoya le même message à ses trois amies : "au secours les filles ! Il me faut un mec pour la soirée de samedi ! On doit être accompagné c’est obligatoire, qui peut venir avec moi ? J’ai trois jours pour trouver ! Vite, toutes : à mon secours !! " Elle laissa l’ordinateur en vieille, fit une petite prière pour que les filles lisent son message rapidement et s’attaqua à son téléphone portable. Elle appela une vingtaine de personnes.

Deux heures après, elle avait l’oreille droite en feu, plus de forfait  et le moral dans les chaussettes. Sur son écran d’ordinateur, pas de message, sur son téléphone rien. La soirée fut lugubre.

Elle passa les deux jours qui suivirent comme dans un sous-marin. Elle flotta entre deux eaux, passant du désespoir le plus noir à une petite confiance toute rose. Le vendredi arriva et elle n’avait trouvé personne. A chaque fois qu’elle ouvrait son frigo pour nourrir son angoisse, le carton d’invitation la narguait, bien en évidence sur la porte. Gnagnagna. Elle avait du ouvrir cette saloperie de porte une centaine de fois. Elle avait pourtant essayé des tenues de soirée, avec ses collègues de bureau, pendant la pause déjeuner. Elles avaient passé un bon moment et la séance d’essayage s’était transformée en crise de fou rire. 

En rentrant chez elle, elle eu juste envie d’allumer le gaz et de se mettre la tête dans le four.

Elle passa toute la soirée à surfer sur Facebook. Même qu’elle s’était vu dans une fête chez une copine. La légende mentionnait «sur cette photo : personne » : ça l’avait achevé. Elle a regardé longuement la photo, où elle riait à pleines dents. Elle se rappelait  ces soirées inévitables, entre copines célibataires. Elle en avait ras le bol de ces ambiances de gonzesses. Elle avait envie d’un homme. Un vrai, un poilu, un dur, un fort qui partagerait sa vie, sa couche, ses rêves ! Elle n’était pas moche. Elle avait un bon boulot. Elle n’était pas idiote, encore jeune. Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Peut-être trop exigeante ?  Mais pour être exigeant, encore faut-il avoir le choix. La drague sur internet, ça lui faisait peur : trop de malade, d’obsédé, de menteur, de maniaque. C’est sa maman qui lui a toujours dit  "méfie-toi ma fille, les hommes, ils ne pensent qu’au sexe et après ils te jettent !" Le venin maternel s’était distillé lentement dans les nervures de la jeune fille en fleurs.  Et maintenant, elle avait du mal à faire confiance aux hommes. Pourtant, autour d’elle tout le monde avait l’air amoureux et heureux. Comment faisaient-ils, eux ? Pourquoi cela avait l’air si simple pour eux ?

Elle jeta un dernier coup d’œil sur son portable : rien, sur son ordinateur : aucun message. Elle surfa même sur des sites d’Escort Boys. Elle ricana comme une idiote avec le sentiment excitant de faire quelque chose de sale. Tous ces hommes étaient beaux, musclés, elle en aurait bien croqué un... 

Elle referma la boîte à phantasmes d’un coup sec. Elle s’était couchée avec un Lexomil, au milieu de ses ours fétiches : ceux-là ne la quitteront jamais. Juste au-dessus de son lit, le gros cœur rouge en plastique avait clignoté toute la nuit. Comme pour appeler à l’aide.

Le samedi matin, elle était allé faire ses courses à Carrefour.

Le samedi soir, elle avait regardé « Sacré soirée » en pyjama sans âge. Elle avait bu une tisane amaigrissante infecte, avec un masque de beauté gluant sur le visage. Elle avait grignoté des biscottes et mis des miettes partout.Qu’est-ce qu’elle était bien toute seule ! Personne pour lui faire de réflexions. C’est ce qu’elles se disaient entre copines de bureau. Le dimanche, elle avait passé la journée  chez ses parents, comme presque tous les dimanches depuis vingt-neuf ans.

Le lundi matin avant de partir au boulot, elle s’était dit que de toute façon, elle détestait ce genre de fête. C’était trop superficiel, trop vulgaire, trop… elle avait balancé le carton d’invitation à la poubelle.

Une nouvelle semaine commençait. Des fêtes il y aura d’autres et puis de toute façon, les hommes, tous des obsédés.

11.6.12

le voyage autour du monde




Tu m’emmerdes ! Il sort. Il claque la porte. Elle reste là. Le dîner refroidit. Elle n’a pas faim. Juste mal au ventre et à la tête. Il fait froid dans la maison. Elle s’allonge sur le canapé et s’enroule dans une couverture.

Il est allé dans la grange. Elle attend le bruit de la scie. Cette maudite scie qui coupe leur vie en deux. Elle pleure doucement. Elle sait qu’il ne reviendra pas sur sa décision. Il est comme possédé par ce projet. Il en rêve la nuit. Il débite à haute voix des côtes et des références de bois. Il lui fait peur. Il lui a dit : si tu m’empêches de construire ce bateau, c’est fini entre nous ! Je commence la coque, tu sais ce que ça représente pour nous ? Et tous nos projets ? Toutes ces années de privation, tout ça : on oublie ? Ce sera sans moi. Tu te démerderas toute seule. J’ai 40 ans, Léo. Ne me demande pas de renoncer. J’ai 50 ans Claire. C’est le rêve de toute notre vie et toi, tu viens tout foutre en l’air avec ton caprice ? Tu crois quoi ? Que ça va m’attendrir ?

Le jour d’après et tous les jours suivant, il n’est plus rentré dans la grande maison. Le jour d’après et tous les jours suivant, elle n’est plus rentrée dans la grange. Il continuait son chantier. Elle continuait le sien. Ils ne se parlaient pas. Elle est restée dans la maison durant tout l’hiver, sortant à peine. Personne ne les connaissait dans la région. Ils avaient acheté cette maison pour la dépendance : une grange immense avec une hauteur sous charpente de plusieurs mètres. Il travaillait comme un forçat durant le jour et dormait à peine la nuit. Elle l’entendait taper, clouer, fendre, poncer. Puis elle ne l’entendit plus.

C’est le printemps. Il doit peindre à présent. Elle sort dans le jardin et se met au soleil dès qu’il fait bon. Elle va mieux. Elle le sent. Lui vernit le pont et prépare l’intérieur. Il est dans les temps. Il faut qu’il prenne la mer à la fin de l’été. Après ce sera trop tard et il faudra encore attendre. Avec Claire à côté, il préfère partir vite. Ne pas la voir. Ne plus la voir.

Quelques semaines plus tard, il faut sortir le bateau de la grange. Il a loué un semi-remorque pour la journée. Il a tout prévu. Mais quand il ouvre les portes monumentales, il repère tout de suite le problème. Claire a un haut-le-coeur. Une douleur intense vient de la courber vers le sol. Elle comprend tout de suite que ce n’est pas normal. Devant lui, comme une évidence : le ventre rebondi du bateau, à quelques centimètres prés ne passera jamais par l’ouverture de la grange. Il va falloir démolir toute la façade du gros bâtiment médiéval. 

Elle ne peut plus bouger, terrassée par la douleur. Recroquevillée sur le sol, elle a peur.

Posté dans l’entrée du bâtiment, Léo est consterné. Devant l’étendue de la tache, il doit demander de l’aide. Son téléphone portable est déchargé. Il doit aller dans la grande maison pour prendre le fixe. Il enrage d’être obligé de la voir. Elle sait qu’elle doit appeler Léo. Elle ne pourra pas s’en sortir toute seule. Elle sent les vagues de douleur la submerger. Elle veut crier, mais aucun son ne sort de sa bouche. Léo ne s’est pas résigné à chercher quelques bras supplémentaires. Il veut en finir aujourd’hui. Elle sent qu’elle se déchire. Ce n’est pas la date. Ce n’est pas maintenant. Elle n’est pas prête. Un bassin trop étroit, il ne passera jamais. Il tente d’élargir l’ouverture en s’attaquant au châssis de la porte. A coup de hache, il dégage le bois à moitié pourri. Les pierres dégringolent sur les côtés. Il est comme fou. Elle sent son corps défaillir. Le sang chaud sort d’elle et se répand en nappe épaisse. Doucement, il forme une flaque sombre sous la robe claire. Léo a dégagé une bonne partie de la porte. Dans la fureur de ses gestes, il n’a pas vu la large fissure qui s’est formée en zigzaguant jusqu’au toit. Claire s’est évanouie. Elle entend mais très loin, les coups qui pleuvent sur la vieille bâtisse. Son ventre ne bouge plus. Elle sombre. Léo a jeté sa hache. Il hurle. C’est un cri de dément. Le bâtiment tangue. Une partie du mur de la façade s’écroule. Puis c’est toute la grange qui s’effondre dans un fracas d’enfer. Il court vers la maison. Il a peur pour elle maintenant. Peur que le logis appuyé sur la grange depuis si longtemps, ne s’écroule à son tour. Quand il ouvre la porte, il voit la robe rouge. Il voit le ventre rond immobile. Il voit les yeux clos et la bouche béante. Il lui prend le poignet cherchant un signe, épouvanté. Pas le moindre.

Léo vit toujours dans la maison. Il n’est jamais parti. À côté, la grange est restée comme en ce jour maudit. Au milieu des gravats et des bouts de charpentes, se dresse fièrement le mat de son voilier.
































6.6.12

Nadia






Il était presque minuit quand elle est venue se poster à la fenêtre. Tout doucement, elle avait relevé le petit rideau de dentelle. Sur la place en face de la maison, la voiture était là.



Trois jours qu’elle était là. 

La journée, elle disparaissait et le soir, elle revenait se garer, toujours au même endroit, sur la place juste en face de sa maison. C’est quand même un peu inquiétant, elle avait pensé en réajustant le rideau. Maintenant elle n’avait plus sommeil. Elle s’était servi un grand verre de lait chaud qu’elle avait bu avec gourmandise. Puis elle était retournée à sa fenêtre. La voiture n’avait pas bougé. " Que je suis sotte, on est en plein milieu de la nuit. Personne ne prend sa voiture en plein milieu de la nuit " avait-elle marmonné en haussant les épaules. Elle était partie se recoucher. Elle avait escaladé son grand lit et s'était couverte en frissonnant. En regardant la photo de son défunt mari sur le mur, elle avait murmuré en souriant  "si tu étais encore là, Henri, tu m’aurais dit que j’exagère avec mon imagination débordante. " Puis elle avait éteint la lumière.


Léonie avait toujours vécu dans ce village gardois. C’était un gros bourg paisible avec une place centrale et des platanes centenaires, des petits commerces et des ruelles animées, une grosse mairie au bout d'un boulevard. Avec des joueurs de pétanque, qui se traitaient de tous les noms, à la sauce méridionale et des enfants qui tournaient à vélo sur la place. Depuis peu il y avait même des nouveaux arrivants. Plusieurs terrains communaux avaient été vendus et quelques villas neuves occupaient un lotissement à la sortie du village. Des ronds-points, largement fleuris avaient poussés un peu partout, l’équipe de rugby locale gagnaient enfin et les terrasses des cafés étaient pleines de nouvelles têtes. On avait même relancé la journée médiévale, oubliée depuis vingt ans faute de bénévoles au comité des fêtes. Les anciens ne voyaient pas cela d’un bon œil, tous ces étrangers. Mais les commerçants étaient ravis et on avait même ouvert une classe supplémentaire à l’école maternelle. " Un village qui résonne de cris d’enfants, c’est un village qui vit " : Monsieur le maire en avait fait un slogan et les papys ronchons, une raison. Reste que c’était un village qui avait voté Front national  à 65 % aux dernières élections et que les jeunes des alentours ne se risquaient plus à traîner dans les rues au-delà de vingt-deux heures, arrêté municipal oblige. 

Un joli petit village du sud de la France, où il faisait bon vivre. Si on n’avait pas le cheveu crépu, la lèvre lippue ou la mobylette pétaradante.

Léonie était bien loin de ce genre de considération. Depuis la mort de son mari, dix ans plus tôt, elle avait une vie toute simple. Le matin, elle faisait son ménage, ses courses et puis les mots croisés du Midi-Libre. À midi elle déjeunait léger, regardait Les feux de l’amour à la télévision, se reposait une petite heure puis descendait au jardin. Son potager était en bas du village, le long de la rivière. Elle avait bien du travail, son terrain faisait plus de six cents mètres carrés. 

Elle faisait encore tout à l’ancienne : l’arrosage à l’arrosoir à bras, l’engrais au fumier de cheval et le désherbage à la main. On lui proposait bien du désherbant chimique en boîte ou de lui brancher un système d’arrosage automatique, mais elle ne voulait pas de ces cochonneries comme elle disait. Elle continuait comme autrefois et elle était fière d’avoir les meilleurs légumes du canton. Quand elle avait fini son jardin, elle remontait et passait quelquefois par le cimetière pour saluer ses morts. Ils n’avaient pas eu d’enfant avec Henri. Elle était seule dans la grande bâtisse que lui avaient légué ses parents. C’était une grande maison bourgeoise avec à l’étage, cinq chambres et deux salles de bain, au rez-de-chaussée, une grande cuisine où elle vivait la plupart du temps, un salon suivit d’une salle à manger immense et sombre qu’elle n’aimait pas. Il y avait aussi, derrière, une grande terrasse couverte très agréable où elle faisait ses mots croisés. Un autre jardin en friche descendait jusqu’à un grand bassin d’eau stagnante prés d’une cabane en bois qui servait d’atelier du vivant de son mari. 

Une maison bien trop grande et deux jardins qui lui étaient impossibles à entretenir toute seule. Mais pour rien au monde elle ne partirait de cet endroit. Elle était trop indépendante pour aller en maison de vieux. Le maire lui envoyait régulièrement des personnes intéressées par l’achat de sa demeure ou des prospectus de maisons de retraite. Mais non, elle restera là et déclinait poliment les offres des uns et des autres.

En cette période électorale, on parlait beaucoup d’insécurité. C’était un mot qui revenait souvent dans les conversations et les journaux télévisés. On en causait souvent à Léonie qui vivait seule. Elle était le parfait exemple à ne pas suivre. Tu te rends compte, Léonie si un jour quelqu’un rentre chez toi et te vole tout dans la maison ! lui disait-on souvent. Mais Léonie s’en moquait pas mal. Elle n’avait pas d’objet de valeur, une retraite ridicule, n’aimait pas le tralala, ni le clinquant.  Sa télévision avait vu l’élection de quatre présidents de la république et vingt-cinq Miss France, autant dire que le poste n’était pas neuf. Quant aux meubles, ils dataient presque tous de l’époque de ses parents, noirs et massifs, elle ne les avait jamais beaucoup aimés, on pouvait bien lui voler. Mais au-delà de son obstination, Léonie sentait bien qu’elle fatiguait. Un peu à la façon de la chèvre de Monsieur Seguin, elle se battait vaillamment, mais elle sentait ses forces décliner. Toutes ses histoires et les images du journal télévisé finissaient par grignoter sa confiance. Et la présence de cette satanée voiture commençait à l’inquiéter sérieusement. Peut-être fallait-il qu’elle signale ce fait à la police ? L’idée ne lui plaisait guère. On verra demain. Peut-être qu’elle ira en parler au fils Thomas, celui qui était gendarme.

Quand le matin du jour suivant, l’auto n’était plus là, Léonie balaya d’un mouvement de mains toutes les vilaines pensées de la veille. Elle reprit ses activités. Mais à la nuit tombée, elle retourna à la fenêtre. 

Devant, à sa place habituelle, la voiture était revenue. 

Elle l’observa cette fois-ci le rideau levé, se montrant carrément, espérant ainsi déjouer quelque personne mal intentionnée. Elle resta un bon moment. Rien ne se passa.

Le matin à nouveau, la place était vide. Vers vingt heures, elle reconnu le bruit du moteur mal réglé. Les lumières éteintes, l’auto s’immobilisa. Postée à sa fenêtre, cette fois-ci, Léonie crut apercevoir quelque chose. Elle vit une silhouette qui bougeait sur le siège arrière… Puis l’ombre disparut. La nuit était trop noire et l’auto trop loin, Léonie renonça à espionner davantage. Elle rabattit son rideau, déçue. Elle se coucha, réfléchit un moment et régla son réveil à cinq heures. Quand le réveil sonna Léonie bondit presque au pied de son grand lit. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas senti aussi alerte. Cette histoire l’intriguait et la curiosité la rajeunissait. Elle ne sentait même plus ses douleurs articulaires qui lui causaient bien du souci le matin. Elle bondit comme un cabri et alla se placer à son poste d’observation, chevauchant ses lunettes… 

Alors, alors ?… Rien ! 

La voiture était là, le jour se levait blafard, il faisait un froid de canard et Léonie, ébouriffée, en chemise de nuit à sa fenêtre avait l’air d’une folle. Elle se ravisa. Elle enfila sa robe de chambre, se donna un coup de peigne puis prépara un bon café. 

Une tasse fumante dans les mains, elle y retourna quand même.

C’est alors qu’elle la vit : une jeune femme en blouson rouge venait de sortir de l’auto. Les cheveux en bataille, les traits fatigués, elle pliait un sac de couchage qu’elle posa dans le coffre ouvert. Elle prit une bouteille d’eau en plastique, but une gorgée puis s’aspergea le visage. Elle fit une toilette sommaire. Elle se coiffa, se regardant dans un petit miroir. Léonie n’en perdait pas une miette. Sur la place, de l’autre côté de la rue, derrière une fenêtre au rideau de dentelle, on pouvait voir une vieille dame qui observait une autre femme qui dormait depuis sept nuits dans sa voiture. Une Opel grise qui n’avait presque plus de frein et l’embrayage capricieux. La femme était dehors, il faisait très froid en ce début d’automne et la vieille dame, un bol de café dans les mains la regarda partir. Il était cinq heure trente.

Léonie passa toute la journée, à tourner et retourner dans sa tête une foule de questions. Qui était cette femme ? Que faisait-elle là ? Pourquoi dormait-elle dans sa voiture ? Ce n’était pas une SDF, elle semblait soignée. Elle s’était coiffée et maquillée… 
La vieille dame était toute excitée par ce mystère. Pour elle, la meilleure façon de se calmer, c’était de s’occuper. Elle cuisina un bon ragoût qui embauma toute la maison. Elle avait pris un bain, s’était faite jolie, ses cheveux étaient tout brillants. Elle avait revêtu la robe à pois qu’aimait tant Henri. On aurait dit qu’elle avait rendez-vous. Elle se surprit même à chantonner en épluchant les pommes de terres. En fait, elle se sentait soulagée que ce soit une jeune femme qui dormait dans l’auto et attendit le soir avec impatience.

Il faisait nuit noire quand enfin ses yeux fatigués virent briller les phares de la petite voiture. Son cœur se mit à battre très fort. Elle attendit un bon quart d’heure avant de regarder par la fenêtre. Elle ne voulait pas donner l’impression d’être une vieille pie méfiante. Quand elle se décida à jeter un œil, la jeune femme était debout et ouvrait son coffre pour en extraire le sac de couchage. Léonie prit son courage à deux mains, s’enroula dans son grand châle de laine et sortit. L’air était glacial, elle accéléra le pas et marcha droit vers l’inconnue. Celle-ci eut un mouvement de recul quand elle vit la petite mamie foncer sur elle. Elle ferma son coffre.

 - Je vais partir, ne vous inquiétez pas Madame. Je pars tout de suite ! 

Elle montait dans sa voiture quand Léonie arriva à sa hauteur.

 - Non, non attendez ! Vous allez où ?... Je sais que vous dormez dans cette voiture.

Elle lui montra la petite fenêtre en face.

 - Je vous observe depuis quelques jours, j’habite en face.

La femme ne bougea pas. Tout son visage était creusé par la fatigue. Elle regardait par terre. Léonie pensa qu’elle avait honte. Elle lui parla doucement. 

 - Vous ne pouvez pas rester là. Il fait froid. Venez…

Son regard se brouilla. Elle se retourna pour attraper sa ceinture.

 - Je veux pas de votre charité. Je me débrouille très bien. Laissez-moi. Je vais partir. Je vous embêterai plus.

Alors, Léonie se fâcha.

  - Mais c’est un monde ça ! Vous ne m’embêtez pas : je vous dis de venir vous mettre au chaud. Mangez un morceau et après vous verrez. Je ne suis pas du genre à laisser quelqu’un mourir de froid sous mes fenêtres, allez zou ! 
Et faites pas de manière : je vous attends.

Léonie est repartie en trottinant. La jeune femme a attendu un moment puis elle a pris son sac et a suivi d’un pas lourd la vieille dame. Dans la maison, d’autorité Léonie lui a pris son blouson et la fit asseoir sans ménagement. Puis elle lui servit une grande assiette de ragoût. D’abord un peu rétive, elle mangea de bon appétit. Elle avait faim. Elle avait froid. Elle était si fatiguée qu’elle se laissa faire comme une enfant.

Plus tard, elle raconta son histoire.

Elle s’appelait Nadia, elle avait trente ans et trois enfants. Elle était sans travail. Elle avait quitté le père de ses enfants qui lui filait des coups quand il avait trop bu. Elle avait peut-être trouvé un boulot à la coopérative agricole du bled d’à côté. Bled c’était son mot. Ses parents étaient algériens. Elle avait peur de leur dire pour sa séparation et tout le reste. Elle avait trop honte. Elle ne pouvait pas se payer l’hôtel, trop cher. C’était pour ça qu’elle dormait dans la voiture. Ici personne ne la connaissait. Cela faisait des mois que rien n’allait. Le pire c’était que, quand elle a perdu son logement,on lui a prit les enfants.

Elle s’est arrêtée de parler d’un seul coup. Elle a baissé la tête puis s’est tassée sur elle-même. Toutes les tensions accumulées ces jours derniers, se sont transformées en un gros bouillon de sanglots. Elle a pleuré longtemps. Léonie s’est juste levée pour aller lui chercher une grosse boîte de mouchoirs en papier. Elle lui a tendu :

- Vas-y ma fille, pleure. Laisse aller ta peine, après ça ira mieux.

Puis elle a débouché une bonne bouteille de vin rouge. Le bruit du bouchon a fait rire la jeune femme au milieu de ses larmes. Elle a mouché son nez et Léonie lui a servi un grand verre.

- Tiens, un verre de vin d’ici. Il n’y a pas meilleur quand on a le cœur gros. Et comme ton nez est déjà tout rouge, on y verra que du feu ! 

Nadia eut un large sourire et Léonie la trouva très jolie : brune, le teint mate, un beau regard profond et doux. Elle était grande élancée, comment pouvait-on laisser dehors une belle femme comme ça ? Elles ont parlé encore un long moment, en buvant toute la bouteille. Il faisait bon et Léonie était bien. Plus tard, elle lui montra une chambre en haut qu’elle avait préparé. Nadia ne fit pas de manière, elle était épuisée et se coucha presque aussitôt sans plus d’effusion de sentiment. Cela plut à Léonie qui aimait bien l’idée d’être simplement une amie et pas une vieille dame charitable. 

Quand elle grimpa dans son grand lit, Léonie était tout heureuse. Elle entendit la bise siffler dans les platanes et elle fut fière d’avoir écouté son instinct. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait de rencontre importante et tout son esprit était en éveil. Elle pensa que cette époque était bien cruelle pour séparer une mère de ses enfants et la laisser coucher dehors. Et puis elle songea à la guerre. Tous ces gens qui ont peur de tout, aujourd’hui. Ils ne se risqueraient pas à héberger des résistants. Quand il y a eu l’exode, ses parents avaient ouvert la maison aux réfugiés. Ils avaient vécu ici à trois ou quatre familles pendant des mois. La solidarité, ça existe bien encore ? Les gens crèvent dehors et la plupart des maisons sont vides. Toutes ces maisons de vacances, ouvertes deux mois par an… Les pensées de Léonie se bousculèrent dans sa tête toute la nuit. Elle ne trouva le sommeil qu’au petit matin. Quand la vieille dame se réveilla, il y avait du bruit dans la cuisine. Nadia était déjà prête à partir. Elle entendit sa voix au bas de l’escalier.

  - Madame, il faut que je parte ! Ne vous dérangez pas. J’ai rangé la chambre, merci pour tout. Je me sauve. Encore merci ! 

Elle ouvrait la porte quand Léonie se précipita, affolée par ce départ si brusque. Elle lui barra le passage.

  - Mais Nadia, attendez ! J’ai réfléchi toute la nuit, je crois pouvoir vous aider ! 

La jeune femme recula, sur la défensive. Léonie hurla presque.

  - Vous pourriez loger ici ! J’ai des chambres vides, de l’espace, un jardin. Ce serait bien pour vos petits. 

Nadia était méfiante. Pourquoi Léonie voulait-elle l’aider ? Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Elle aurait presque préféré se battre. Elle connaissait mieux les codes de la violence. Léonie la désorientait complètement. 

  - Il faut que j’y aille. Je sais pas. Je vais réfléchir… 

Elle ouvrit la porte. Le froid s’engouffra et glaça la maison. Léonie, en chemise de nuit semblait toute perdue. Nadia sentit son désarroi, se rapprocha, lui parla doucement.

  - Je vais revenir. Ne vous inquiétez pas. Rentrez ! Vous allez prendre froid. Je reviendrais, Léonie, rentrez. .

Elle avait poussé la vieille dame pour sortir et la porte s'était refermée sur son parfum. Léonie entendit la voiture démarrer avec difficulté puis klaxonner deux fois en s’éloignant. Elle sentit son coeur partir avec la petite auto. Elle eut froid et se sentit vieille et inutile, d’un seul coup.

Durant toutes les semaines qui suivirent, Léonie n’eut aucun coup de téléphone, aucune lettre, aucune visite : rien.

Elle attendait tous les soirs. Elle attendait tous les matins. Elle courrait à sa fenêtre à chaque bruit de voiture et crut voir cent fois la vieille Opel, sur la place. Elle attendait avec une telle angoisse, une telle incertitude, qu’un soir toute fatiguée et mal fichue, elle tomba de son grand lit. Elle resta un long moment dans le froid à pleurer de douleur. Quand la voisine inquiète la trouva enfin, on l’emmena d’urgence à l’hôpital où tout le monde la sermonna. Le col du fémur fracturé, elle fut opérée puis envoyée en maison de convalescence durant de longues semaines. Léonie voulait rentrer chez elle. On l’attendait, disait-elle. Mais le personnel n’osait pas lui dire qu’elle ne pourrait peut-être plus revenir chez elle. A l’hôpital, Monsieur le Maire lui avait envoyé ses vœux de bons rétablissements, sans oublier une offre, pour l’achat de sa maison. Elle refusa obstinément toutes les propositions d'aide, avec son caractère de chèvre de Monsieur Seguin. Elle n’avait pas perdu son tempérament. Et elle s’entraîna tous les jours sur les appareils de la salle de sport, forçant le respect et l’admiration de tous. "On m’attend, il faut que je rentre" disait-elle en pédalant !  

C’est avec une canne et sur ses deux jambes, qu’elle rouvrit sa maison au début du printemps. Elle reprit ses activités tout doucement. Elle ne pouvait plus descendre au jardin à son grand regret et la saison des semis passa sans qu’elle ne plantât la moindre graine. Ses voisines lui faisaient ses courses. Elle cuisinait, lisait près de la fenêtre et continuait à lever le petit rideau de dentelle pour regarder la place. Elle cultivait son secret et le nourrissait jusqu’à soir.

Quand un matin, le son d’un moteur mal réglé, lui fit lever le nez, son cœur a battu plus vite . Elle s’immobilisa et respira profondément. Elle essaya en vain de fixer son attention sur le livre ouvert sur ses genoux. Mais son cœur aimanté lui disait : regarde ! Elle ne s’était pas trompée. C’était bien une vieille Opel corsa qui s’était garée là. Trois petites silhouettes sortaient de l’auto, aidées par une jolie maman brune.

Léonie trottina vers la porte d’entrée, ouvrit et Nadia lui tomba dans les bras.